samedi 31 juillet 2010

Je ne songeais pas à Rose

Gaston Miron - Notre Poésie 1970

Michèle Lalonde - Speak White - Notre Poésie 1970

suite de mon roman "Cocktail cruel" encore

DEUXIEME PARTIE
LE REVEIL
CHAPITRE UN
Brèves de comptoir
Dans le petit village de Jobigny La Ronce, non loin de Beaune, on s’active. Les Jobironciens, eux aussi ont été envahis par les coccinelles asiatiques et nombre de vignerons ont vu leur vin vendangé à la machine interdit d’AOC. Vexation ultime pour ce village bourguignon, après l’épisode tragique de la soirée cinéma² qui leur avait valu de porter le surnom de « Jobards du vin » - contre-étiquette difficile à porter.
Le goût âcre et piquant du jus de coccinelle asiatique écrasée ne passait pas. L’acrimonie des Jobironciens s’exacerbait. Seuls quelques vignerons, qui avaient vendangé à la main, effectué un tri sélectif sur le tapis roulant et évincé des milliers d’insectes, échappèrent à l’infamie du déclassement, mais ces heures passées à éliminer les coccinelles eurent pour conséquence de faire monter – à tort ou à raison - le prix de la bouteille. S’ensuivit une guerre picrocholine d’allure gauloise et aux accents bourguignons. Des coups s’échangèrent. Des bouteilles disparurent. Les mauvaises langues des environs s’emparèrent de la misère du village.
Les Jobironciens sont des jaunes. Ils collaborent avec la Chine !
Leurs nouveaux nés naissent avec des yeux bridés. La Bourgogne est trahie. On nous infiltre !
Alain Peyferrite avait raison ! Quand la Chine s’éveillera, ce sera la fin des haricots...
Et autres balivernes qui saoulèrent les esprits.
D’autres écrivirent. « Envoyons une délégation en Chine ! Cela ne peut plus durer. Vendons-leur notre vin coccinellisé, et qu’ils s’empoisonnent avec ! » Les conversations aux comptoirs étaient loin du répertoire « Nuit de Chine, nuit câline, nuit d’amour. » Des expressions fleuries, bouquets aussitôt fanés que prononcés, sortaient des langues venimeuses.
Les Jobironciens nous font de l’Appellation d’Origine Chinoise.
Jobards, Jobinards, combinards, collabos !
Vin rouge et péril jaune ! Qui avait osé parler de « Cocktail cruel » l’an dernier ? »
Silence dans la salle ; on se gratte le front, on cherche, on suppute, on hésite… Néant. Passe un ange au sourire blême.
Avec le réchauffement climatique en plus, pas question de jouer au mikado et au nain jaune.
Avec les bridés, on a la bride sur le cou. Maudits pékins !
On va leur rendre un chien de leur chienne à ces Chinois !
Remets-nous un pt’it Haut’-Côtes, Gilles ! Faut pas s’laisser aller ! Leur Exposition universelle de Shanghai, on va y foutre la pagaïe !
Et Jobigny souffrit d’être tombé si bas. Le prêtre dans son homélie dominicale et dans un élan poétique allant même à dire.
Coccinelles asiatiques, tombées des cieux. Petites bombes cruelles, ne prions pas pour elles !
















CHAPITRE DEUX
Projets lointains
A la mi-juin, les quatre candidats pour Shanghai avaient enfin, après de longs débats, décidé de s’y rendre. Antoine avait étudié de près – à l’aide de nombreux documents techniques – le vignoble chinois, et envoyé en éclaireur son cousin sur place, qui revint avec un dossier fort complet sur les vins, les mœurs et coutumes du pays. On était réuni à L’Île-Grande dans la maison des Le Gonidec, carriers de père en fils.
- Retenez bien, tous les quatre, ce que j’ai appris de ce court voyage d’une dizaine de jours ! Tout d’abord, j’ai bien négocié l’installation d’une partie de notre stand de la gastronomie bourguignonne. Les Chinois m’ont appris et forcé à faire « gan bei » plus que je ne l’aurais voulu, mais pas question de refuser de « trinquer, de « faire cul sec. ». Et pas qu’avec du vin, croyez-moi. Leur alcool de riz, bonjour ! Heureusement, j’en recrachai discrètement dans ma serviette de table comme ma belle interprète m’avait conseillé de le faire. Une fois les affaires lancées, l’entretien de la relation occupe une place prépondérante en Chine. Il m’a fallu de la patience, respecter leur hiérarchie en traitant différemment chacun selon la hauteur de son rang, et surtout ne jamais faire perdre la face à un Chinois. Plus que du simple orgueil, c’est une notion sociale pour eux. Ne jamais les contredire sèchement, même s’ils ont tort, toujours tergiverser, dire comme eux « mei wenti » et « keneng », « pas de problème, et peut-être. »
- Et bien Roland, malgré ton caractère docile, tu as en fournir des efforts, dit Jacinthe.
- Oh que oui ! « Quand on sort de chez soi, on s’enquiert de la route » m’avait prévenu mon interprète et « quand on rentre dans une contrée, on s’enquiert des coutumes. »
- Tu as dû avoir des aventures galantes, lança Erwan, le jeune tailleur de pierre et frère d’Isabella. L’idée d’aller découvrir le granit chinois, idée de son père pour l’éloigner du chagrin, n’avait pas encore pris corps dans son esprit. Erwan pensait plutôt à l’appel de la chair.
- Avec les Shanghaiens, on gagne toujours à taire ce qu’on n’est pas obligé de dire, Erwan. Tu apprendras que toute noblesse vient de l’humilité et de la discrétion comme disait Lao Tseu. Surtout pas d’humour graveleux à la française avec les Chinois. Tu peux prévoir en cadeau des bouteilles de Cognac et du parfum pour ces dames, mais attention, toujours respecter la hiérarchie. Grands cadeaux aux chefs, petits cadeaux aux subalternes. Si tu fais perdre la face à un Chinois, ton granit breton, rose ou pas, et la moindre affaire commerciale, iront droit au fond de l’eau.
- Ils se soucient donc énormément de ce que pensent les autres, si je comprends bien Roland, ajouta Philippine.
- Exactement, et pour conclure, car « parler ne fait pas cuire le riz » comme on dit là-bas, sachez qu’ils adorent le chiffre huit, et des petits cadeaux porte-bonheur. Soyez surtout respectueux et dites vous bien chaque jour que vous n’êtes que de simples invités.
- Bravo et merci Roland pour tous ces conseils. Deux hommes et deux femmes avertis en vaudront donc « huit ». Magique, n’est-ce pas, ajouta Antoine ?
- Je vous souhaite donc tout le bonheur. Moi, je vais gérer le domaine avec Louis Franck en votre absence et envoyer dès demain nos vins du Château de La Clairgerie à Shanghai. Leur exposition universelle commencée le dix mai se terminera début octobre, et d’ici votre retour, au moindre problème, contactez-moi par email. De toute façon, vous aurez sur place mon interprète que j’ai déjà retenue pour vous. Elle s’appelle Dao Baï.
- Retenue et réservée, ne put s’empêcher de conclure Erwan, dans un sourire moqueur.
- Tu voudrais me faire perdre la face, et en public de plus ! Attention Erwan, rien de plus dangereux…
- Pourquoi ?
- Voilà un mot à ne pas poser en général. Ne dis jamais « pourquoi ». On te répondra de façon sibylline.
- Bon, dit Jacinthe, passons à table et goûtons nos nouvelles spécialités aux algues ! Pâtes à la purée de dulse et sabayon sucré salé au wakamé.
- Heureusement que papa et Alan sont au match à Guingamp ! Ils en ont un peu marre de manger vos chinoiseries... Et moi aussi !
- Cesse tes critiques, mon fils, dit Philippine Le Gonidec, et va plutôt déboucher la bouteille de Meursault 2005 d'Antoine. Elle est au frigo.
Légèrement, vexé, Erwan baissa la tête et obéit à sa mère. Il rêva cette nuit là d’une douce shanghaienne à la silhouette sculpturale, nimbée d’un vol de coccinelles.








































CHAPITRE TROIS

Balade champêtre

Depuis quelques années, Antoine avait encouragé la biodiversité en faisant pousser d'autres plantes dans, et autour des vignes. Cela permettait de préserver l'état du sol en attirant une flore et une faune bénéfiques au vignoble : insectes divers, araignées, mites. Ces plantes fournissaient une nourriture sous forme de pollen et nectar, donnaient abri aux insectes bienfaiteurs, ce qui lui permettait de réduire quasiment pesticides et insecticides. Le problème était l'équilibre à trouver. Il fallait d’abord faucher régulièrement les parcelles enherbées et laisser l'herbe pourrir sur place pour que l'herbe ainsi devienne engrais naturel, et ensuite toujours estimer les risques en respectant l'environnement. Antoine ne cessait de penser à ces actions, malgré ses doutes et sa douleur intime.

Heureusement, son maître de chais savait faire le tri entre le vital, l'essentiel et le superflu. Il avait même fait planter des tulipes sauvages qui avaient quasiment disparu. Les bulbes ramassés dans une autre région avaient été judicieusement placés et l'on pouvait voir éclore aujourd'hui la partie aérienne. Des insectes bourdonnants tournaient autour des jeunes tulipes sauvages, avides de nectar. Louis Franck eut un immense plaisir en voyant son idée transformée en acte aboutir. Ce n'était pas qu'une lubie, une manière de vouloir se distinguer des autres. Non, ces actes relevaient d'une réflexion aboutie, d'une conduite de vie.

Etre intelligent, c'est simple Antoine : inter-legere, « trier entre, choisir », l'étymologie nous le dit !
Oui, tu as raison Louis, la biodiversité est notre assurance-vie. Rien que la disparition de l'abeille va coûter des milliards d'euros à la communauté. Si l'homme et la machine vont devoir jouer le rôle pollinisateur de l'abeille, et remplacer ce formidable insecte qui disparaît chaque jour, c'est une marche arrière catastrophique !
Bien sûr ! On fait partie d'un tout, on ne peut pas faire cavalier seul et même si notre génie humain nous bluffe en permanence, le génie des insectes nous bluffe encore plus ! L'urgence et le fatalisme menacent. Mais attention ! A force de sacrifier l'essentiel à l'urgence, on finit par oublier l'urgence de l'essentiel !

Antoine, perdu dans de sombres pensées, avait toujours en ligne de mire l'image du tombeau d'Isabella autour duquel voletaient, en une danse hémisphérique, des coccinelles. Ainsi que quelques abeilles. Seule la danse aérienne d'une Isabella souterraine le fascinait, la danse d'Isabeilla.

Pour les Chinois, 2010, c'est l'année du tigre mais pour tous les pays c’est aussi l’année de la biodiversité. Je ne sais pas si leur tigre va les aider à se frayer un chemin dans cette jungle qu'est devenue la planète-hommes. Ce sera difficile d'accorder nos violons avec eux et avec les Américains, essaya de placer Franck, afin de faire sortir Antoine de son mutisme.

Le sens de l'humour du malheureux finit par prendre le dessus.

Entre tigre et dragon, rat ou buffle, coccinelle ou puceron, cochon, singe et compagnie, nous allons quand même bien dans la même direction : « A cheval sur le vin ! » Et que ça coure, que ça galope ! On doit trouver le moyen de réduire ces coccinelles chinoises...
Oui, d'accord, mais cette fois-ci pas en cocktail !
Si Philippine et Jacinthe nous entendaient. Elles pour qui plantes et bêtes sont sacrées... Il suffirait de repérer leurs lieux d'hibernation en hiver dans les maisons, partout... Lancer un appel au peuple et faire détruire par les pompiers et services sanitaires ces kilos d'agrégats asiatiques à six pattes !
Sacrément envahissantes tout de même ces coléoptères bouddhistes ! On ne va pas non plus leur élever un temple... Tu imagines « Le temple de la coccinelle asiatique » avec ses moines déguisés en coccinelle, leur bâton de pèlerin à la main et le crâne dégarni. Mieux que les dessins de Gotlib de notre adolescence !
Sacré Louis, heureusement que tu es là pour me remonter le moral. Mon cousin Roland est bien gentil, c'est un excellent commercial, mais il fait un peu vieille France. Dommage, cet homme mériterait de trouver une femme...
Pour lui rajeunir ses régions, sans doute... conclut Franck sans trop croire au bien fondé de son jeu de mots.

Et l'on continua de marcher dans la vigne, de visiter certaines places enherbées, d'autres où l'on avait posé quelques nichoirs, où plantés de petits bosquets afin que des nichées d'oiseaux au départ migrateurs se sédentarisent, s'ils le souhaitaient. Ces volatiles mangeurs de gros insectes avaient besoin de cavités qui manquaient quelquefois dans le paysage agricole. On observait, notait, comparait, prenait acte de chaque erreur. Un ornithologiste les avait accompagnés l'an dernier et à la suite de ses conseils, on vit apparaître quelques couples de rolliers. La vie, sous toutes ses formes se multipliait, mettant aussi en évidence les divisions humaines, les plus difficiles à combattre.

Antoine et Franck avec au cœur des pensées diverses, étaient tournés qui vers la Chine, qui vers le couchant, là où Antoine entendait Isabella lui murmurer le poème d'amour de Mireille Sorgue, qui jaillissait de terre.
Cet homme était un véritable romantique. Pour lui, la survivance de l'art par le désir et la transcendance de la poésie abolissaient la disparition de l'être aimé. C'était plus qu'un effet de réalité. Une certitude, qui lui faisait chanter l'âme.
Ils regagnèrent le château.















































CHAPITRE QUATRE

Première bataille

Durant ce temps, les coccinelles aphidiphages continuaient d'envahir le vignoble bourguignon et une nouvelle vague d'élytres déployées se posa une heure après la visite des deux hommes sur les quelques hectares du Château de La Clairgerie.
Ces demoiselles dévoreuses de pucerons voletaient au-dessus du tendre feuillage, puis s'installaient, cherchant nourriture sur leur nouveau territoire. Plusieurs femelles au corps lourd avaient hâte de se délester de leurs œufs.
Faisant fi du protocole de Kyoto entré en vigueur en février 2005, relatif à la protection de la planète et à l'équilibre des éco-systèmes, ces charmants coléoptères les plus nombreux en espèces parmi tous les insectes avaient installé leur campement, telle autrefois l'armée romaine, sur le vignoble d’Antoine. Quant à la conférence de Copenhague qui avait eu lieu en janvier 2010, elles semblaient n'en jamais avoir entendu parler.

Une concurrence rude s'ensuivit entre les oiseaux et les coccinelles. Privés de leur dose de pucerons habituels, ces premiers se mirent à piquer du bec les coléoptères qui lâchaient d'entre leurs pattes un liquide jaunâtre et nauséabond afin de repousser les oiseaux. Merles, rouges-queues, mésanges et fauvettes se servirent en abondance parmi les grappes de coccinelles aux corps bombés et aux couleurs variées.
Certains insectes se réfugièrent sous les jeunes feuilles de chardonnay ou de pinot noir. Des battements d'ailes suivis de petits cris de victoire se faisaient entendre parmi les ceps. Bons coureurs malgré leurs courtes pattes, certaines coccinelles se firent gober et disparurent de la surface de la terre avant même d'avoir eu le temps de fréquenter leurs congénères. La lutte pour la vie était engagée. Et survivre au milieu des oiseaux combattifs n'était pas chose aisée.

Des fourmis qui s'étaient agglutinées sous quelques feuilles de vigne subirent le même sort, dévorées crues, prisonnières d'une sorte de colle produite par les pucerons. Les fourmis protègent les pucerons : en consommant leur miellat, elles deviennent toxiques pour les coccinelles. Des quantités de larves furent aussi avalées, larves de coccinelle qui sont d'autant plus vulnérables qu'elles n'ont pas de carapace, et qu'elles ne peuvent pas quitter la plante en s'envolant.

Tout ce microcosme se livrait une véritable bataille dans le plus grand désordre – en apparence. Les becs déchiraient les élytres, fracassaient les pronotums, brisaient les petits boucliers bombés en menues pièces. Tels de minuscules ciseaux translucides et tourbillonnants, les ailes des coccinelles se retrouvaient avalées par de plus grands ciseaux, beaucoup plus durs, beaucoup plus forts.

Les instincts de mort n'opéraient pas en silence chez les oiseaux et tout le bruit de la vie semblait surgir d'un gosier géant. Même si certains oiseaux se refusaient d'avaler ces coléoptères asiates aux pattes souillées de matière jaune, ils n'en participaient pas moins au combat, solidaires de leurs frères d'armes. Un ballet de plumes, boules agitées en tous sens, animait le vignoble dans une frénésie mortifère.
Les lois de la prédation jouaient leur rôle. Rien de cruel à cela. Le monde animal était à mille lieux de la nature humaine. La vie exerçait ses droits, sans frein, sans morale ni dieu, en toute liberté.

Une fois entrés dans la bibliothèque du château, Antoine et Franck aperçurent Roland qui leur tournait le dos. Toujours et encore devant l'écran de son ordinateur, travailleur infatigable.

Salut Roland ! clama Antoine ! Alors ce problème de livraison pour Shanghai, c'est du Shanghai express ? J'espère qu'on ne sera pas de la revue !

Aucune réaction de la personne interpellée. Pas un mot, pas un geste. Franck crut à une blague volontaire de Roland. Le maître de chais huma l'air, comme pour y chercher un indice.

Monsieur le directeur commercial va-t-il bien ? proposa-t-il afin d'amadouer Roland, de le forcer à se retourner.

Jamais aucun mot n'était sorti de la bouche d'aucun mort. C'était une certitude. Roland était décédé, une grimace de douleur lui barrant le visage, comme s'il avait été contrarié dans sa dernière action.
L'écran de veille laissait défiler des bouteilles de vin par centaines...
Les deux hommes, plutôt en état de panique, n'osaient toucher leur compagnon. Aucune trace de violence, de lutte.

On décida d'appeler le SAMU ainsi que le commissariat de Beaune.

suite encore

CHAPITRE QUATRE

Etat d'alerte.

La pharmacienne du village voisin reçut la visite de plusieurs clients qui vinrent se plaindre de morsures d’insectes, « des coccinelles à ce qu’il paraît ! »
Rien de bien méchant, mais elle décida d’alerter les services vétérinaires du département. Et de rédiger – par déontologie - une note d’observation, comme c’est l’usage. D’autant plus qu’en se renseignant auprès de quelques collègues pharmaciens des environs, on en arrivait à la même conclusion. Le petit insecte réputé jusqu’alors pour son côté esthétique, utile comme prédateur des pucerons et charmeur par sa façon d’attirer les enfants, était devenu en quelques jours un ennemi. Sa prolifération devenait un problème qu’il fallait solutionner au plus vite.
Les maires, les services sanitaires et sociaux décidèrent avec l’appui du préfet de coordonner un plan d’éradication de ce prédateur asiatique qui avait largement prouvé en quelques mois sa nuisance. On réunit les services vétérinaires, les responsables des maladies à risque afin de trouver une solution commune, efficace et bien ciblée. Enrayer le mal par des méthodes douces si possibles sans avoir recours à une violence aveugle.
Défenseurs et ennemis de la coccinelle s’affrontèrent en de houleux et douloureux débats. Ce qui prouvait que l’action concertée avait des chances de déboucher sur un projet commun et raisonné, but normal d’un débat démocratique et qui avait lieu d’être.
La réunion publique avait été décidée par le maire et chacun avait pu apporter sa modeste contribution. D’autant plus que les Nations Unies avaient proclamé en 2010 une année internationale de la biodiversité afin d’alerter l’opinion publique sur la disparition des espèces.
C’est alors que les ennuis commencèrent à gangréner la région.

On ressortit les vieilles rancœurs, chacun avait à régler qui un problème de voisinage, qui un règlement privé au sein de familles séparées par de sombres histoires. L’occasion était trop belle de se réuni derrière le drapeau de la lutte contre les coccinelles et de les renvoyer ailleurs, dans leurs pays d’origine. En attendant, on en massacra des colonies entières, mettant même les enfants à contribution. On les tuait aussi en les laissant quelques heures au congélateur. C’était devenu un effort de guerre contre un ennemi acharné à piller les ressources naturelles du pays.


Antoine sentait que s’il luttait au côté de ses frères vignerons pour des valeurs concernant la région, le pays et la planète, la douleur d’avoir perdu Isabella s’en trouverait diminuée. Agir, « Age quod agis » agis comme tu dois le faire, telle la parole latine de son ancien professeur, noble parole qui allait empêcher Antoine de tomber dans une noire dépression.
Bien sûr, s’attacher à une personne, l’aimer et puis la perdre, n’était pas qu’un artefact et une vue de l’esprit. Mais ô combien une action collective au service des autres pouvait enrayer la douleur, la sombre douleur qui gît au cœur de chacun.
Douleur qui nous met tous à égalité, douleur qui nous dicte sa loi – telle une calamité nécessaire et injuste afin de nous mettre à l’épreuve. La douleur ! Un poids tel dont il faut inverser la nuisance pour s’en servir comme levier. Pour peser sur le monde et sur les choses. Lutter contre ce mal absurde.
Antoine n’avait rien d’un disciple de Bouddha, prônant que vivre bien était l’absence de dépendance à l’autre. Une force instinctive lui montrait peu à peu le chemin. La lutte, la lutte pour lui-même et pour les autres, au service de l’avenir, là était l’issue ; et non cette douleur qui rendait solitaire, cette mélancolie qui broyait les êtres – jusqu’à l’aporie, la mort absurde. L’idée faisait son chemin.




































CHAPITRE CINQ

Le grand débat

Certains parlèrent d’une invasion comparable à celle des Huns autrefois. On annonçait tout à la fois dans un délire des plus comiques : le retour des Barbares, des grandes migrations ; on évoquait Attila ainsi que les cavaliers de l’Islam juchés sur leurs petits chevaux arabes. Le péril jaune tant annoncé était enfin là… Seule la jeunesse respira. On n’allait plus parler du péril jeune, du moins pendant quelque temps.
La Chine débarquait dans un vol cataclysmique avec ses armées de coléoptères. Difficile à reconnaître pour un non initié la coocinelle asiatique, surnommée aussi« multicolored asian ladybird », présentait de nombreuses variétés. La coccinelle locale à deux points, à quatre points, à dix points, l’Adalia bi-punctata, l’harmonia 4-punctata, l’Adalia 10-punctata et la coccinelle à sept points craignirent pour leur vie. Soit elles se faisaient dévorer par la coccinelle asiatique, plus grande par la taille, plus invasive et plus vorace, soit elles mouraient écrasées entre les mains des humains, voire brûlées vives ou congelées. Des coccinelles, dont c’était une des spécialités de faire le mort pour échapper à leur prédateurs, n’osèrent plus remuer une antenne.

Un observateur averti aurait pris le temps de vérifier la couleur des six pattes, plutôt brunes et rarement noires chez la coccinelle asiatique. Un autre aurait mesuré les corps bombés : moins de cinq millimètres, elles étaient bien européennes, sauvées ! Et dire que ces belles étrangères travaillaient mieux que les nôtres, étaient plus efficaces et moins coûteuses… Imaginez que notre coccinelle à deux points est vendue plus chère dans les jardineries, qu’elle est moins féconde, mange moins de pucerons… Le choix est vite fait ! On choisit l’asiatique, gourmande, courageuse, prolifique, guerrière et ravageuse. Pourquoi s’encombrer de mauvaises employées plus fragiles, qui se laissent dévorer par leurs partenaires devenues leurs ennemies ?

Extrêmement vorace et polyphage, la coccinelle asiatique adulte se permet de passer l’hiver dans nos maisons puis, au printemps, à l’instar des bêtes à bon dieu européennes, l’accouplement a lieu. La femelle dépose une trentaine d’œufs par petits groupes sur des feuilles déjà envahies de pucerons. Une semaine écoulée et voilà les œufs qui deviennent larves molles, déjà affamées. Puis après plusieurs jours passés à dévorer tendres pucerons et cochenilles, c’est la nymphose. La nymphe reste quasi immobile et fixée au feuillage. Encore quelques levers de soleil, le nouvel adulte émerge, et le cycle recommence. Deux générations peuvent ainsi se côtoyer dans une même année.

On discuta donc de la notion d’espèce utile ou nuisible. Un débat télévisé entre deux sommités eut lieu. L’entomologiste bien connu Jacques Fabre ( à ne pas confondre avec Vabre, celui aux grains de café bombés comme des coccinelles ) et le juriste éco-responsable, délégué auprès du Ministère de la Santé. Ce dernier mit la charrue avant les bœufs, conclut derechef, voulant de suite capter l’auditoire, sans prendre le soin d’argumenter.

La coccinelle asiatique est absolument nuisible ! Il faut que nos téléspectateurs le sachent !

Son interlocuteur, calme, élégant, croisa les mains devant son visage et avec douceur, répondit.

Aujourd’hui, cette notion « d’utile et de nuisible » est devenue obsolète cher confrère ! Toute espèce, même la « multicolored asian ladybird » a sa place et joue un rôle qui participe à l’équilibre subtil de nos écosystèmes. Moi, je parlerai de ravageurs pour les espèces qui sont susceptibles de provoquer une perte économique pour l’homme, et d’auxiliaires pour les espèces utilisées par l’homme pour lutter contre les ravageurs. Vous me suivez, n’est-ce pas ?

Vexé d’être pris pour un pseudo-scientifique has been, le délégué écarlate et rouge coccinelle s’énerva. Il aurait bien traité son collègue de « ravagé » mais préféra le dire autrement.

Vos ravageurs sont une catastrophe considérable ! Et quant à vos auxiliaires, je n’ai pas de leçon de conjugaison à recevoir de vous ! Ni de grammaire d’ailleurs !

Ignorant l’ignorant, le brillant entomologiste poursuivit.

La coccinelle asiatique entre non seulement en compétition pour la nourriture et l’espace avec les coccinelles prédatrices indigènes mais, en plus, elle est capable de se nourrir directement de leurs larves, se comportant ainsi en prédateur intraguilde. Vous n’êtes pas sans savoir cher confrère qu’une guilde est un ensemble d’espèces utilisant les mêmes ressources telle notre Harmonia axyridis. Les membres d’une même guilde sont donc en compétition pour la ressource pucerons. L’acte de prédation sur un membre de sa propre guilde présente un avantage direct : gain énergétique sous forme de nourriture et un avantage indirect : élimination d’un compétiteur. Le fait que la coccinelle asiatique soit un prédateur intraguilde très efficace rend donc cette espèce invasive particulièrement dangereuse pour les populations de coccinelles indigènes.

Le délégué à la Santé, remis de ses émotions et pour faire bonne figure, se reprit, après avoir choisi de faire le mort - phénomène appelé thanatose chez la coccinelle quand elle veut échapper à un dangereux prédateur.

Il faut sauver nos coccinelles indigènes, cela ne fait aucun doute ! Mettons en place un système législatif qui permette d’exercer un contrôle et d’évaluer l’impact des agents utilisés en lutte biologique.
Nous sommes d’accord sur ce point cher ami. N’oubliez pas que l’affaire est grave. J’attends que votre Ministre de tutelle prenne les mesures qui s’imposent…

Suivit un documentaire insipide sur la vie des coccinelles loin d’exciter par leurs phéromones le moindre spectateur qui préféra zapper, sautant ainsi qu’une sauterelle ou une puce du coq à l’âne – se croyant libre de ses chaînes…







































CHAPITRE SIX

Nature ouverte, nature offerte ?

Antoine de La Clairgerie qui se morfondait sur son domaine depuis deux mois, fixé exclusivement sur lui-même et son deuil, décida d’en savoir un peu plus. Il lut, écouta, regarda sur Internet les nouvelles de cette fameuse Harmonia axyridis. Journaux, revues, reportages vidéo, blogs, tous les medias furent consultés. L’écologie avait toujours passionné Antoine, nourri de récits et de connaissances depuis l’enfance par l’herboriste Jacinthe et sa sœur Philippine.
Ces deux femmes-là continuaient d’apporter leur contribution au bien-être de leurs semblables. Bien sûr, la notion de commerce était un des corollaires de cette nouvelle approche alimentaire. La façon de se soigner et de se nourrir le plus naturellement possible avait aussi un coût, et les « vignoleuses » furent évidemment critiquées par des confrères jaloux, voire une partie du corps médical qui criait à l’imposture.

Quoi ? Des algues ! Elles prétendent nous sauver avec ces simples brins d’herbe, foutaises !
Ces personnes oubliaient que Philippine avait exercé le métier de pharmacienne depuis plus de trente ans et que sa sœur aînée, herboriste de terrain, avait contribué par ses diverses préparations, à soulager bien des malades. Les deux sœurs parlaient même de se rendre en Chine pour l’Exposition Universelle de Shangaï 2010 afin de faire connaître leurs produits et d’étudier sur place la cosmétologie chinoise, les effets des algues sur la nutrition et la santé auprès de la population, de comparer leur humble savoir avec d’autres partenaires.
Elles aussi, pour échapper à la douleur d’avoir perdu Isabella, fille de Philippine et nièce de Jacinthe, voulaient se lancer dans l’aventure. Une force les attirait vers l’ailleurs, la Bretagne leur semblant trop petite.

Antoine se rendit à Paris et en Belgique, consulta quelques professeurs qui lui apportèrent de nouvelles connaissances sur la coccinelle asiatique. Le domaine du Château de La Clairgerie, toujours surveillé de près par le directeur adjoint Louis Franck, continuait de produire de grands vins.
On attendait la sortie imminente du dernier film « Marguerite de Bourgogne » avec pour vedette principale Isabella Elgé, l’actrice bretonne assassinée pour une sombre histoire de jalousie. Monsieur de La Clairgerie, son producteur, fut très sollicité, apprit à dominer sa douleur. On put le voir et l’entendre sur de nombreuses radios et chaînes de télévision, tandis que la bande annonce du film défilait. Un succès national qui n'allait pas tarder, assurément...

Antoine fit plusieurs allers-retours entre Beaune et la Bretagne pour se rendre sur la tombe de sa fiancée. Il rendit visite au père et aux deux frères d’Isabella, trois hommes courageux qui continuaient d’extraire le granit dans une carrière à ciel ouvert sur la commue de Perros-Guirec. On partageait les larmes, les souvenirs.

Pierrick, le travail que vous avez effectué de vos mains pour votre fille est une œuvre magnifique. La tombe d’Isabella est si belle que je ne souhaite qu’une chose. Reposer un jour auprès d’elle.
Merci Antoine, mais ce que mes fils et moi avons accompli est plus qu’un monument. C’est notre cri de souffrance, sobre, comme le silence. Les discours n’apporteront rien de plus.

Les regards se croisèrent. Les deux femmes, les quatre hommes en présence - tous les yeux embués - méditaient la réponse du père d’Isabella.

Jacinthe Durelier avait aussi perdu son mari, suite à l’horrible assassinat ², mais il était rare que l’on prononçât le nom d’Ambroise Durelier dont le corps reposait au cimetière de Beaune.

Isabella n’était pas réellement morte puisque les forces de l’imaginaire et de l’esprit allaient bientôt la représenter sur les écrans. Sa tombe était journellement fleurie par des anonymes, et le petit cimetière de l’Île-Grande sur la commune de Pleumeur-Bodou recevait la visite de nombreux admirateurs et admiratrices.

Il n’était pas rare qu’en ce mois de mai, viennent voleter autour de la sépulture de l’actrice quelques abeilles et surtout de superbes coléoptères rouges à deux points. Se posant pour dévorer les pucerons avides de se nourrir des bouquets de fleurs fraîches.
Et la douce présence de ces coccinelles au travail semblait indiquer aux humains le chemin discret, la voie de la sagesse, afin qu’hommes et bêtes puissent vivre en harmonie. Côte à côte, dans une biodiversité volontaire et opportune.







² Voir le roman précédent « Cocktail cruel ».















CHAPITRE SEPT

Leçon inaugurale.

Antoine avait évalué et bien compris l’importance des enjeux d’aujourd’hui auprès d’un professeur qu’il rencontra en Belgique.

Depuis 1992, la biodiversité désigne la variabilité des organismes vivants de toute origine, y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques. Cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces, ainsi que celle des écosystèmes. De manière générale, un écosystème diversifié semble connaître une productivité accrue. Bien qu’ils restent très prudents dans leurs conclusions, les spécialistes estiment aujourd’hui que la biodiversité permet aux écosystèmes de mieux résister à la pénétration d’espèces étrangères ou aux maladies, et de se rétablir plus rapidement en cas de perturbation. Dans le doute, et si l’on veut en savoir plus, mieux vaut en tout cas sauvegarder autant d’écosystèmes différents que possible.
Si je comprends bien, ajouta Antoine, la diversité biologique est l’ensemble des innombrables organismes vivants présents sur la planète. Ils fournissent des aliments, des médicaments, du bois et des combustibles. Ils jouent un rôle primordial dans la purification de l’air, la préservation des sols et la stabilisation du climat. La bio-diversité est à la base de nombreuses industries comme l’agriculture, la viticulture et l’éco-tourisme.
Exact, Monsieur de La Clairgerie, les richesses du vivant sont insondables et ses mécanismes d’autant plus difficiles à saisir que la biodiversité est un concept à large spectre. Il s’étend des gènes à la biosphère, en passant par les espèces et les écosystèmes. La plupart des gens considèrent comme allant de soi les énormes services que les écosystèmes rendent gratuitement. Ils pensent que la nature continuera de les assurer, quels que soient les dommages qu’ils causeront. Pour terminer, je dirai que les écosystèmes rendent en effet à l’espèce humaine des services environnementaux inappréciables, essentiels à sa survie : la fixation du carbone de l’atmosphère et la production d’oxygène, la protection des sols contre l’érosion et le maintien de leur fertilité, le filtrage de l’eau et le réapprovisionnement des nappes phréatiques, la fourniture d’agents de pollinisation et d’agents anti-parasitaires, et caetera. Les deux premiers de ces services sont intimement liés. Ils résultent de la photosynthèse effectuée par les végétaux verts, à commencer par les algues, lorsqu’ils absorbent le gaz carbonique et émettent de l’oxygène.

Antoine réalisait que pendant des millions d’années, l’équilibre entre les différents gaz de l’atmosphère était demeuré stable. Puis avec la révolution industrielle, les hommes avaient brûlé des quantités croissantes de combustibles fossiles. Aujourd’hui, trois milliards de tonnes de carbone s’accumulent chaque année dans l’atmosphère, les écosystèmes naturels ne pouvant plus absorber toutes les émissions. Et ce d’autant moins qu’ils disparaissent à un rythme inquiétant. Pis, la déforestation produit elle même d’énormes quantités de gaz carbonique et d’autres gaz à effet de serre, comme le méthane. Jusqu’à devenir la deuxième cause de réchauffement climatique.
Et si lui aussi se lançait dans un projet nouveau ? Combattre sa douleur d’avoir perdu Isabella en faisant de sa souffrance individuelle un levier. Un levier assez puissant pour se mettre au service de la collectivité. Les forces de la volonté suffiraient-elles contre l’absurdité de ce monde ?
Antoine pensa aux futures générations et aux enfants qu’il aurait souhaité avoir avec Isabella. Le futur et la nostalgie s’affrontaient. Un simple citoyen pouvait-il peser sur le destin collectif ? Il en doutait bien sûr, mais l’immense chagrin qui avait coulé dans son sang lui avait donné une nouvelle naissance. C’est de l’intérieur de cette douleur qu’était née l’exigence d’un nouveau destin à accomplir.
A l’instar des bêtes blessées ou malades, Antoine avait eu la pudeur de se terrer dans un coin et d’attendre, solitaire, silencieux. Il était l’heure de dire, comme Claude Albarède.
« Verse le vin, partage un fruit, fais que l’autre t’atteigne. »
Il entra dans l’action et devint solidaire.

suite de mon roman "Cocktail cruel"

MORT SUR LE GRILL




Sinus, cosinus & Coccinelles


Eco-Polar


Yann Venner




2011






Je dédie ce roman à mes parents.




Paul Eluard
Extraits du « Dit de la force de l’amour », écrit en 1947 pour l’ouverture d’une émission de radio.
« Hommes, femmes (…) qui, perpétuellement, naissez à l’amour, avouez à haute voix ce que vous ressentez, criez « je t’aime » par-dessus toutes les souffrances qui vous sont infligées, contre toute pudeur, contre toute contrainte, contre toute malédiction, contre le dédain des brutes, contre le blâme des moralistes.
Criez-le même contre un cœur qui ne s’ouvre pas, contre un regard qui s’égare, contre un sein qui se refuse. Vous ne le regretterez pas, car vous n’avez d’autre occasion d’être sincère (…) Votre cri vous fera grand et il grandira les autres. Il vient de loin, il ira loin, il ne connaît pas de limites.

Parlez, les mots d’amour sont des caresses fécondantes. Les autres mots ne sont là que pour la commodité de la vie. Aimer, c’est l’unique raison de vivre. Et la raison de la raison, la raison du bonheur. Vous obtiendrez toujours grand enchantement d’aimer, et même de la souffrance d’amour.
Les plus grands des poètes ont affronté diversement, avec courage et avec faiblesse, les difficultés de la vie, mais leurs chants d’amour relèvent l’homme de son bourbier. »





PREMIERE PARTIE

LE DEUIL


CHAPITRE UN


La rencontre.

Elle se posa sur une des vitres de la véranda. La plus basse ; celle qui était légèrement fêlée et que Jacinthe m’avait demandé à plusieurs reprises de remplacer.
Confortablement installé dans mon rocking-chair, un verre d’aligoté à la main, je détaillai la bête qui se déplaçait maintenant avec précaution, explorant son nouveau territoire. D’une taille plus imposante que nos coccinelles indigènes, jaune avec ses points noirs, elle semblait interroger avec lenteur la plaque de verre du bout de ses six pattes. Le coléoptère avançait vers la zone d’ombre afin sans doute d’échapper à la chaleur qui sévissait depuis ce matin. Un vent léger venait de se lever dans les vignes et je pouvais entendre le doux bruit de sa chanson qui caressait les tendres feuilles.

La coccinelle s’immobilisa enfin dans l’angle supérieur gauche, semblant y avoir trouvé un peu de fraîcheur.

Un deuxième coléoptère se posa sur mon verre, élytres déployées. Lui aussi était jaune et tacheté de noir. Je tendis un doigt vers l'insecte comme font les enfants pour les attirer au bout de leur index en fredonnant plusieurs fois la célèbre comptine : « Petite coccinelle, envole toi, il fera beau demain… ». Jusqu’à ce que l’insecte s’envole de nouveau.
Mais je n’étais plus un enfant, et d’une pichenette, j’envoyai valdinguer la bestiole. Le beau temps commençait sérieusement à m’agacer. Nous étions à la mi-mai, il faisait plus de trente degrés depuis trois jours ! Une chaleur sèche et persistante s’était installée depuis le début du printemps et pas une goutte d’eau n’était tombée en quarante cinq jours ! Les voisins les plus proches du domaine ne semblaient pas dérangés par cette météo intempestive. J’entendais leurs cris idiots et le bruit des flaques d’eau qu’ils s’envoyaient à la figure. Elles claquaient ensuite sur les dalles carrelées de leur piscine, comme pour mieux me narguer.

Ce bien précieux, cette eau si nécessaire, cette manne céleste…
Et ces naïfs qui ne songeaient pas une seconde qu’elle viendrait un jour à leur manquer.

Au moins eux, ils vivent l’instant... Cesse de vivre dans le passé Antoine.

Phrase que Jacinthe me serinait souvent. Elle m’avait quitté le matin même, rejoindre sa sœur en Bretagne, me reprochant chaque jour un peu plus ma mélancolie.
J’étais seul, veuf, inconsolable.

Et le vent se mit à chanter dans les vignes, un peu plus fort. Une chanson d’amour défunt, d’amour détruit. Je vidai mon verre et me resservis.








































CHAPITRE DEUX


Entomologique.




Traditionnellement, notre amie coccinelle jouit d'une bonne réputation : elle ne pique pas, ne vole pas de manière agaçante et surtout, mange les pucerons, les cochenilles, ce qui en fait un précieux allié du jardinier. Cependant, l'arrivée de la coccinelle asiatique a changé cette perception et transformé l’image de la bête à bon dieu en petite peste dont on souhaite se débarrasser.


Cette coccinelle asiatique présente une grande variabilité de couleurs, sa robe allant du noir au jaune, en passant par le rouge et l’orange. La variabilité de couleurs et de motifs la rend assez difficile à reconnaître. Certaines variantes sont identifiables grâce à une tache noire en forme de M ou de patte de chat sur le pronotum, mot savant qui désigne une partie de la tête  de la coccinelle. Ce coléoptère mesure de cinq à huit millimètres de long.
Très féconde et vorace, la coccinelle asiatique menace les espèces indigènes, non seulement en entrant en compétition avec ces dernières pour la nourriture et l'espace, mais aussi en se nourrissant des larves des coccinelles locales. Elle provoque certaines nuisances pour l'homme.
En automne, elles se regroupent pour chercher un abri pour l'hiver et peuvent envahir par milliers les maisons en utilisant toutes les ouvertures possibles. L'insecte entre alors en hibernation et ne cause pas de dégâts. Cependant, lorsqu'il se sent menacé, il émet un liquide nauséabond jaune orange qui tache. Et sa présence peut devenir agaçante, comme le témoigne une femme.

Une coccinelle dans mon verre de vin, trois ou quatre sur l'écran de télé, quelques dizaines qui se baladent dans les fenêtres, c'est comme ça tous les jours, du mois d'octobre à la fin d'avril, début mai. Imaginez, je passe l'aspirateur manuel trois fois par jour, je les compte une à une. À quelques reprises, j'en ai capturé autour de mille dans une seule journée. Maintenant, je ne parle plus que de coccinelles. Elles ont envahi mon existence.


Des cas d'allergies ont été signalés et une étude d'impact montre que près d’un quart de ces insectes adultes mordent, pouvant aussi causer des dommages aux fruits. Certains viticulteurs rencontrent également des problèmes : les insectes présents sur les grappes et pressés avec le raisin donnent un goût acre au vin et peuvent le rendre invendable.

Harmonia axyridis est une espèce de coccinelle asiatique qui a été importée aux USA dans les années soixante afin de lutter contre les pucerons dont elle est très friande, mais ce n'est qu'en 1988 que l'acclimatation a été notée. L'Europe l'a également introduite plus récemment dans les cultures sous serres puis à destination des particuliers en mettant à disposition des larves à déposer sur les plantes dans les jardineries. L'intention était louable dans la mesure où il s'agissait de lutter contre le développement des pucerons dans les cultures à la place des pesticides.
« Pourquoi donc n'avoir pas privilégié nos espèces locales ? » me disais-je.
Cette coccinelle originaire de Chine, de Corée et du Japon s'est tellement bien adaptée qu'elle envahit désormais des régions entières en progressant du nord vers le sud. En vente en Belgique depuis la fin des années quatre-vingt-dix, elle a envahi la Flandre en quatre ans ! L'invasion de la France est avérée. Aujourd'hui elle est présente sur une grande partie du territoire. Elle a récemment été découverte en Loire-Atlantique et les observations se multiplient dans le Pays-de-la-Loire, en Bourgogne, en Franche-Comté et en Rhône-Alpes.
Inoffensive pour l'homme, elle prolifère néanmoins au détriment des espèces endémiques comme notre coccinelle à sept points. La larve de cette coccinelle peut s'attaquer aux larves des coccinelles locales lorsque sa nourriture vient à manquer ou que l'occasion se présente. Les coccinelles asiatiques se regroupent à l'automne grâce à une substance qu'elles émettent et se déplacent en groupes pour trouver un refuge pour passer l'hiver. L'intérieur d'une maison sera souvent privilégié.
Une nouvelle fois, pensai-je, l'homme en essayant d'intervenir sur la nature en introduisant cette espèce a contribué à un profond déséquilibre. Il faudra désormais compter sur cette nouvelle espèce invasive avant qu'un nouvel équilibre se fasse.














CHAPITRE TROIS

« Miracle d'aimer ce qui meurt. »


Le vin blanc que je produisais était délicieux et n’avait heureusement pas le goût bizarre apporté par l’apport de coccinelles mélangées aux raisins dans les pressoirs. Ces bestioles sévissaient dans pas mal de vignobles alentours depuis quelque temps. Imaginez en plus les grains de raisins envahis par les déjections de ces bêtes du Diable !
«  Encore un coup des écologistes, pensai-je. Ils ont introduit cet insecte sans réfléchir aux conséquences ! En imposant leurs propres méthodes, ils viennent contrarier une viticulture raisonnée, que beaucoup de vignerons appliquent. »

Mon nouveau vignoble d’une douzaine d’ouvrées - à peine plus d’un demi-hectare, était planté pour moitié de chardonnay et pour l’autre d’aligoté. Je l’avais acheté récemment puisqu’il était à vendre et surtout contigu au Château de La Clairgerie, le grand domaine viticole de mes ancêtres. L'attirance pour le bon vin, pour tout ce qui concernait les travaux de la vigne avait fini par l'emporter à la fin de mon adolescence et depuis vingt cinq ans j’avais repris le domaine familial.
Viticulteur ne s’improvisait pas, mais j’avais vu Ambroise Durelier, mon si mal nommé « beau-père », à l’œuvre. Enfant et adolescent, j’avais essayé de l’aider chaque année aux travaux de la vigne, mais il me repoussait toujours, jaloux de mes nobles origines. Paix à son âme.
J’aidais donc chez les autres et sur mon propre domaine. Je suivis des cours au lycée viticole de Beaune, m'attelais aux travaux de la terre et retrouvais peu à peu les gestes de mes pères. En quelques années, je repris tout le domaine en main et aidé de mon fidèle maître de chais, Louis Franck, nous hissâmes les vins du Château de La Clairgerie au sommet de leur gloire. Ma tante Jacinthe, « maman Jacinthe » comme je l'appelais étant gamin - qui m’avait élevé à la mort de mes parents - m’avait donné, outre une culture littéraire, le goût du cinéma. Je devins – outre producteur de vins de Bourgogne, à force de volonté et grâce aussi à une certaine aisance matérielle, producteur de films. Je rencontrais alors la femme de ma vie. La grande actrice Isabella Elgé. Nous vécûmes un amour inouï, sa mort nous sépara


Aujourd’hui, sa dépouille reposait en terre bretonne… Isabella avait été assassinée et depuis plusieurs mois, je n’étais plus qu’une ombre.

La bouteille d’aligoté était à moitié vide. Une autre coccinelle grimpa le long de mon bras et je la laissai faire. Plus le courage de lutter, plus envie de me battre contre des moulins. J’entrai alors dans la maison aux volets clos et allai m’allonger sur mon lit défait. D'autres insectes étaient entrés dans la chambre par la fenêtre entrouverte. Ils voletaient en désordre se cognant aux murs dans un vol hémisphérique. Autant de bêtes en un même lieu était plus qu’intriguant. Ma curiosité l’emporta sur ma lourde tristesse. Me revint alors en mémoire une partie de mes cours de sciences à propos des prédateurs et de leurs victimes.

La chaîne alimentaire est le processus qui fait qu'un animal est la nourriture d'un autre, et que cet autre animal sert à son tour de nourriture pour d'autres espèces et ainsi de suite. Par exemple, le puceron est mangé par la coccinelle qui est attrapée par l'araignée qui est la nourriture d'un oiseau qui devient la proie d'un renard... C'est la loi du plus fort qui mange le plus faible.

Ainsi donc, ces coccinelles asiatiques, voraces et déboussolées allaient devenir un fléau pour nombre de vignerons. Et pour d’autres professions vivant de l’agriculture… Elles avaient pris le pouvoir en déséquilibrant peu à peu la chaîne alimentaire. On connaissait les invasions de criquets sur toute la planète depuis des siècles, des pluies de crapauds, des armées de doryphores dévorant les pommes de terre… La nature perdait les pédales et mettait bien du temps à effacer ces calamités qui pouvaient affamer l’homme en lui ôtant une grande partie de sa nourriture. D’autant plus que les oiseaux si friands de coccinelles ne pouvaient à eux seuls en dévorer des millions. Le rapport des forces en présence était trop déséquilibré. Les victimes virtuelles n’avaient plus assez de prédateurs et l’homme devait à son tour intervenir, trouver des solutions à court terme tout en pensant à l’avenir.
Le désordre s’était installé. Qui allait avoir l’intelligence et l’audace de le juguler ?

Puis le sommeil me prit et assommé par mes trois verres de vin blanc, je m’endormis ; façon peu glorieuse de ne pas affronter la réalité en face. J’entendis du fond de sa tombe, à travers la voix d'une poétesse inconnue, Isabella m’appeler, me tendre ses bras. Magie du rêve, miracle d’aimer ce qui meurt.

« Tu me caresses. Et je deviens terre inconnue à moi-même dont tu découvres minutieusement le relief ; terre étrangère à la physionomie insoupçonnée, courbes dont nul n’a su les détours que j’apprends avec toi. Nuque, épaule, sein, taille, hanche, cuisse, tu me déroules, tu déroules ce paysage sinueux, cette harmonie de versants, de collines, de bassins, de sillons – et ces plages offerts à ma paresse comme un loisir indéfini, épaule, sein, cuisse…Tu déploies mon corps en un lumineux labyrinthe, tu ouvres en lui de moelleuses perspectives dont je perçois, comme à distance, l’insolite. Face ignorée, tu me dévoiles.
Ou peut-être m’inventes-tu ? Je suis un vœu que tu prononces, que formulent tes doigts.
Future sous ta main, j’attends de devoir naître. J’attends que tu me donnes forme entre toutes les formes créées, forme de femme unique entre toutes les femmes.»
Voilà ce qu'entendait Antoine dans les paroles récitées d'Isabella. Il se jura de recopier ces vers et d'en trouver l'auteur.