samedi 31 juillet 2010

suite de mon roman "Cocktail cruel" encore

DEUXIEME PARTIE
LE REVEIL
CHAPITRE UN
Brèves de comptoir
Dans le petit village de Jobigny La Ronce, non loin de Beaune, on s’active. Les Jobironciens, eux aussi ont été envahis par les coccinelles asiatiques et nombre de vignerons ont vu leur vin vendangé à la machine interdit d’AOC. Vexation ultime pour ce village bourguignon, après l’épisode tragique de la soirée cinéma² qui leur avait valu de porter le surnom de « Jobards du vin » - contre-étiquette difficile à porter.
Le goût âcre et piquant du jus de coccinelle asiatique écrasée ne passait pas. L’acrimonie des Jobironciens s’exacerbait. Seuls quelques vignerons, qui avaient vendangé à la main, effectué un tri sélectif sur le tapis roulant et évincé des milliers d’insectes, échappèrent à l’infamie du déclassement, mais ces heures passées à éliminer les coccinelles eurent pour conséquence de faire monter – à tort ou à raison - le prix de la bouteille. S’ensuivit une guerre picrocholine d’allure gauloise et aux accents bourguignons. Des coups s’échangèrent. Des bouteilles disparurent. Les mauvaises langues des environs s’emparèrent de la misère du village.
Les Jobironciens sont des jaunes. Ils collaborent avec la Chine !
Leurs nouveaux nés naissent avec des yeux bridés. La Bourgogne est trahie. On nous infiltre !
Alain Peyferrite avait raison ! Quand la Chine s’éveillera, ce sera la fin des haricots...
Et autres balivernes qui saoulèrent les esprits.
D’autres écrivirent. « Envoyons une délégation en Chine ! Cela ne peut plus durer. Vendons-leur notre vin coccinellisé, et qu’ils s’empoisonnent avec ! » Les conversations aux comptoirs étaient loin du répertoire « Nuit de Chine, nuit câline, nuit d’amour. » Des expressions fleuries, bouquets aussitôt fanés que prononcés, sortaient des langues venimeuses.
Les Jobironciens nous font de l’Appellation d’Origine Chinoise.
Jobards, Jobinards, combinards, collabos !
Vin rouge et péril jaune ! Qui avait osé parler de « Cocktail cruel » l’an dernier ? »
Silence dans la salle ; on se gratte le front, on cherche, on suppute, on hésite… Néant. Passe un ange au sourire blême.
Avec le réchauffement climatique en plus, pas question de jouer au mikado et au nain jaune.
Avec les bridés, on a la bride sur le cou. Maudits pékins !
On va leur rendre un chien de leur chienne à ces Chinois !
Remets-nous un pt’it Haut’-Côtes, Gilles ! Faut pas s’laisser aller ! Leur Exposition universelle de Shanghai, on va y foutre la pagaïe !
Et Jobigny souffrit d’être tombé si bas. Le prêtre dans son homélie dominicale et dans un élan poétique allant même à dire.
Coccinelles asiatiques, tombées des cieux. Petites bombes cruelles, ne prions pas pour elles !
















CHAPITRE DEUX
Projets lointains
A la mi-juin, les quatre candidats pour Shanghai avaient enfin, après de longs débats, décidé de s’y rendre. Antoine avait étudié de près – à l’aide de nombreux documents techniques – le vignoble chinois, et envoyé en éclaireur son cousin sur place, qui revint avec un dossier fort complet sur les vins, les mœurs et coutumes du pays. On était réuni à L’Île-Grande dans la maison des Le Gonidec, carriers de père en fils.
- Retenez bien, tous les quatre, ce que j’ai appris de ce court voyage d’une dizaine de jours ! Tout d’abord, j’ai bien négocié l’installation d’une partie de notre stand de la gastronomie bourguignonne. Les Chinois m’ont appris et forcé à faire « gan bei » plus que je ne l’aurais voulu, mais pas question de refuser de « trinquer, de « faire cul sec. ». Et pas qu’avec du vin, croyez-moi. Leur alcool de riz, bonjour ! Heureusement, j’en recrachai discrètement dans ma serviette de table comme ma belle interprète m’avait conseillé de le faire. Une fois les affaires lancées, l’entretien de la relation occupe une place prépondérante en Chine. Il m’a fallu de la patience, respecter leur hiérarchie en traitant différemment chacun selon la hauteur de son rang, et surtout ne jamais faire perdre la face à un Chinois. Plus que du simple orgueil, c’est une notion sociale pour eux. Ne jamais les contredire sèchement, même s’ils ont tort, toujours tergiverser, dire comme eux « mei wenti » et « keneng », « pas de problème, et peut-être. »
- Et bien Roland, malgré ton caractère docile, tu as en fournir des efforts, dit Jacinthe.
- Oh que oui ! « Quand on sort de chez soi, on s’enquiert de la route » m’avait prévenu mon interprète et « quand on rentre dans une contrée, on s’enquiert des coutumes. »
- Tu as dû avoir des aventures galantes, lança Erwan, le jeune tailleur de pierre et frère d’Isabella. L’idée d’aller découvrir le granit chinois, idée de son père pour l’éloigner du chagrin, n’avait pas encore pris corps dans son esprit. Erwan pensait plutôt à l’appel de la chair.
- Avec les Shanghaiens, on gagne toujours à taire ce qu’on n’est pas obligé de dire, Erwan. Tu apprendras que toute noblesse vient de l’humilité et de la discrétion comme disait Lao Tseu. Surtout pas d’humour graveleux à la française avec les Chinois. Tu peux prévoir en cadeau des bouteilles de Cognac et du parfum pour ces dames, mais attention, toujours respecter la hiérarchie. Grands cadeaux aux chefs, petits cadeaux aux subalternes. Si tu fais perdre la face à un Chinois, ton granit breton, rose ou pas, et la moindre affaire commerciale, iront droit au fond de l’eau.
- Ils se soucient donc énormément de ce que pensent les autres, si je comprends bien Roland, ajouta Philippine.
- Exactement, et pour conclure, car « parler ne fait pas cuire le riz » comme on dit là-bas, sachez qu’ils adorent le chiffre huit, et des petits cadeaux porte-bonheur. Soyez surtout respectueux et dites vous bien chaque jour que vous n’êtes que de simples invités.
- Bravo et merci Roland pour tous ces conseils. Deux hommes et deux femmes avertis en vaudront donc « huit ». Magique, n’est-ce pas, ajouta Antoine ?
- Je vous souhaite donc tout le bonheur. Moi, je vais gérer le domaine avec Louis Franck en votre absence et envoyer dès demain nos vins du Château de La Clairgerie à Shanghai. Leur exposition universelle commencée le dix mai se terminera début octobre, et d’ici votre retour, au moindre problème, contactez-moi par email. De toute façon, vous aurez sur place mon interprète que j’ai déjà retenue pour vous. Elle s’appelle Dao Baï.
- Retenue et réservée, ne put s’empêcher de conclure Erwan, dans un sourire moqueur.
- Tu voudrais me faire perdre la face, et en public de plus ! Attention Erwan, rien de plus dangereux…
- Pourquoi ?
- Voilà un mot à ne pas poser en général. Ne dis jamais « pourquoi ». On te répondra de façon sibylline.
- Bon, dit Jacinthe, passons à table et goûtons nos nouvelles spécialités aux algues ! Pâtes à la purée de dulse et sabayon sucré salé au wakamé.
- Heureusement que papa et Alan sont au match à Guingamp ! Ils en ont un peu marre de manger vos chinoiseries... Et moi aussi !
- Cesse tes critiques, mon fils, dit Philippine Le Gonidec, et va plutôt déboucher la bouteille de Meursault 2005 d'Antoine. Elle est au frigo.
Légèrement, vexé, Erwan baissa la tête et obéit à sa mère. Il rêva cette nuit là d’une douce shanghaienne à la silhouette sculpturale, nimbée d’un vol de coccinelles.








































CHAPITRE TROIS

Balade champêtre

Depuis quelques années, Antoine avait encouragé la biodiversité en faisant pousser d'autres plantes dans, et autour des vignes. Cela permettait de préserver l'état du sol en attirant une flore et une faune bénéfiques au vignoble : insectes divers, araignées, mites. Ces plantes fournissaient une nourriture sous forme de pollen et nectar, donnaient abri aux insectes bienfaiteurs, ce qui lui permettait de réduire quasiment pesticides et insecticides. Le problème était l'équilibre à trouver. Il fallait d’abord faucher régulièrement les parcelles enherbées et laisser l'herbe pourrir sur place pour que l'herbe ainsi devienne engrais naturel, et ensuite toujours estimer les risques en respectant l'environnement. Antoine ne cessait de penser à ces actions, malgré ses doutes et sa douleur intime.

Heureusement, son maître de chais savait faire le tri entre le vital, l'essentiel et le superflu. Il avait même fait planter des tulipes sauvages qui avaient quasiment disparu. Les bulbes ramassés dans une autre région avaient été judicieusement placés et l'on pouvait voir éclore aujourd'hui la partie aérienne. Des insectes bourdonnants tournaient autour des jeunes tulipes sauvages, avides de nectar. Louis Franck eut un immense plaisir en voyant son idée transformée en acte aboutir. Ce n'était pas qu'une lubie, une manière de vouloir se distinguer des autres. Non, ces actes relevaient d'une réflexion aboutie, d'une conduite de vie.

Etre intelligent, c'est simple Antoine : inter-legere, « trier entre, choisir », l'étymologie nous le dit !
Oui, tu as raison Louis, la biodiversité est notre assurance-vie. Rien que la disparition de l'abeille va coûter des milliards d'euros à la communauté. Si l'homme et la machine vont devoir jouer le rôle pollinisateur de l'abeille, et remplacer ce formidable insecte qui disparaît chaque jour, c'est une marche arrière catastrophique !
Bien sûr ! On fait partie d'un tout, on ne peut pas faire cavalier seul et même si notre génie humain nous bluffe en permanence, le génie des insectes nous bluffe encore plus ! L'urgence et le fatalisme menacent. Mais attention ! A force de sacrifier l'essentiel à l'urgence, on finit par oublier l'urgence de l'essentiel !

Antoine, perdu dans de sombres pensées, avait toujours en ligne de mire l'image du tombeau d'Isabella autour duquel voletaient, en une danse hémisphérique, des coccinelles. Ainsi que quelques abeilles. Seule la danse aérienne d'une Isabella souterraine le fascinait, la danse d'Isabeilla.

Pour les Chinois, 2010, c'est l'année du tigre mais pour tous les pays c’est aussi l’année de la biodiversité. Je ne sais pas si leur tigre va les aider à se frayer un chemin dans cette jungle qu'est devenue la planète-hommes. Ce sera difficile d'accorder nos violons avec eux et avec les Américains, essaya de placer Franck, afin de faire sortir Antoine de son mutisme.

Le sens de l'humour du malheureux finit par prendre le dessus.

Entre tigre et dragon, rat ou buffle, coccinelle ou puceron, cochon, singe et compagnie, nous allons quand même bien dans la même direction : « A cheval sur le vin ! » Et que ça coure, que ça galope ! On doit trouver le moyen de réduire ces coccinelles chinoises...
Oui, d'accord, mais cette fois-ci pas en cocktail !
Si Philippine et Jacinthe nous entendaient. Elles pour qui plantes et bêtes sont sacrées... Il suffirait de repérer leurs lieux d'hibernation en hiver dans les maisons, partout... Lancer un appel au peuple et faire détruire par les pompiers et services sanitaires ces kilos d'agrégats asiatiques à six pattes !
Sacrément envahissantes tout de même ces coléoptères bouddhistes ! On ne va pas non plus leur élever un temple... Tu imagines « Le temple de la coccinelle asiatique » avec ses moines déguisés en coccinelle, leur bâton de pèlerin à la main et le crâne dégarni. Mieux que les dessins de Gotlib de notre adolescence !
Sacré Louis, heureusement que tu es là pour me remonter le moral. Mon cousin Roland est bien gentil, c'est un excellent commercial, mais il fait un peu vieille France. Dommage, cet homme mériterait de trouver une femme...
Pour lui rajeunir ses régions, sans doute... conclut Franck sans trop croire au bien fondé de son jeu de mots.

Et l'on continua de marcher dans la vigne, de visiter certaines places enherbées, d'autres où l'on avait posé quelques nichoirs, où plantés de petits bosquets afin que des nichées d'oiseaux au départ migrateurs se sédentarisent, s'ils le souhaitaient. Ces volatiles mangeurs de gros insectes avaient besoin de cavités qui manquaient quelquefois dans le paysage agricole. On observait, notait, comparait, prenait acte de chaque erreur. Un ornithologiste les avait accompagnés l'an dernier et à la suite de ses conseils, on vit apparaître quelques couples de rolliers. La vie, sous toutes ses formes se multipliait, mettant aussi en évidence les divisions humaines, les plus difficiles à combattre.

Antoine et Franck avec au cœur des pensées diverses, étaient tournés qui vers la Chine, qui vers le couchant, là où Antoine entendait Isabella lui murmurer le poème d'amour de Mireille Sorgue, qui jaillissait de terre.
Cet homme était un véritable romantique. Pour lui, la survivance de l'art par le désir et la transcendance de la poésie abolissaient la disparition de l'être aimé. C'était plus qu'un effet de réalité. Une certitude, qui lui faisait chanter l'âme.
Ils regagnèrent le château.















































CHAPITRE QUATRE

Première bataille

Durant ce temps, les coccinelles aphidiphages continuaient d'envahir le vignoble bourguignon et une nouvelle vague d'élytres déployées se posa une heure après la visite des deux hommes sur les quelques hectares du Château de La Clairgerie.
Ces demoiselles dévoreuses de pucerons voletaient au-dessus du tendre feuillage, puis s'installaient, cherchant nourriture sur leur nouveau territoire. Plusieurs femelles au corps lourd avaient hâte de se délester de leurs œufs.
Faisant fi du protocole de Kyoto entré en vigueur en février 2005, relatif à la protection de la planète et à l'équilibre des éco-systèmes, ces charmants coléoptères les plus nombreux en espèces parmi tous les insectes avaient installé leur campement, telle autrefois l'armée romaine, sur le vignoble d’Antoine. Quant à la conférence de Copenhague qui avait eu lieu en janvier 2010, elles semblaient n'en jamais avoir entendu parler.

Une concurrence rude s'ensuivit entre les oiseaux et les coccinelles. Privés de leur dose de pucerons habituels, ces premiers se mirent à piquer du bec les coléoptères qui lâchaient d'entre leurs pattes un liquide jaunâtre et nauséabond afin de repousser les oiseaux. Merles, rouges-queues, mésanges et fauvettes se servirent en abondance parmi les grappes de coccinelles aux corps bombés et aux couleurs variées.
Certains insectes se réfugièrent sous les jeunes feuilles de chardonnay ou de pinot noir. Des battements d'ailes suivis de petits cris de victoire se faisaient entendre parmi les ceps. Bons coureurs malgré leurs courtes pattes, certaines coccinelles se firent gober et disparurent de la surface de la terre avant même d'avoir eu le temps de fréquenter leurs congénères. La lutte pour la vie était engagée. Et survivre au milieu des oiseaux combattifs n'était pas chose aisée.

Des fourmis qui s'étaient agglutinées sous quelques feuilles de vigne subirent le même sort, dévorées crues, prisonnières d'une sorte de colle produite par les pucerons. Les fourmis protègent les pucerons : en consommant leur miellat, elles deviennent toxiques pour les coccinelles. Des quantités de larves furent aussi avalées, larves de coccinelle qui sont d'autant plus vulnérables qu'elles n'ont pas de carapace, et qu'elles ne peuvent pas quitter la plante en s'envolant.

Tout ce microcosme se livrait une véritable bataille dans le plus grand désordre – en apparence. Les becs déchiraient les élytres, fracassaient les pronotums, brisaient les petits boucliers bombés en menues pièces. Tels de minuscules ciseaux translucides et tourbillonnants, les ailes des coccinelles se retrouvaient avalées par de plus grands ciseaux, beaucoup plus durs, beaucoup plus forts.

Les instincts de mort n'opéraient pas en silence chez les oiseaux et tout le bruit de la vie semblait surgir d'un gosier géant. Même si certains oiseaux se refusaient d'avaler ces coléoptères asiates aux pattes souillées de matière jaune, ils n'en participaient pas moins au combat, solidaires de leurs frères d'armes. Un ballet de plumes, boules agitées en tous sens, animait le vignoble dans une frénésie mortifère.
Les lois de la prédation jouaient leur rôle. Rien de cruel à cela. Le monde animal était à mille lieux de la nature humaine. La vie exerçait ses droits, sans frein, sans morale ni dieu, en toute liberté.

Une fois entrés dans la bibliothèque du château, Antoine et Franck aperçurent Roland qui leur tournait le dos. Toujours et encore devant l'écran de son ordinateur, travailleur infatigable.

Salut Roland ! clama Antoine ! Alors ce problème de livraison pour Shanghai, c'est du Shanghai express ? J'espère qu'on ne sera pas de la revue !

Aucune réaction de la personne interpellée. Pas un mot, pas un geste. Franck crut à une blague volontaire de Roland. Le maître de chais huma l'air, comme pour y chercher un indice.

Monsieur le directeur commercial va-t-il bien ? proposa-t-il afin d'amadouer Roland, de le forcer à se retourner.

Jamais aucun mot n'était sorti de la bouche d'aucun mort. C'était une certitude. Roland était décédé, une grimace de douleur lui barrant le visage, comme s'il avait été contrarié dans sa dernière action.
L'écran de veille laissait défiler des bouteilles de vin par centaines...
Les deux hommes, plutôt en état de panique, n'osaient toucher leur compagnon. Aucune trace de violence, de lutte.

On décida d'appeler le SAMU ainsi que le commissariat de Beaune.

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