samedi 31 juillet 2010

suite encore

CHAPITRE QUATRE

Etat d'alerte.

La pharmacienne du village voisin reçut la visite de plusieurs clients qui vinrent se plaindre de morsures d’insectes, « des coccinelles à ce qu’il paraît ! »
Rien de bien méchant, mais elle décida d’alerter les services vétérinaires du département. Et de rédiger – par déontologie - une note d’observation, comme c’est l’usage. D’autant plus qu’en se renseignant auprès de quelques collègues pharmaciens des environs, on en arrivait à la même conclusion. Le petit insecte réputé jusqu’alors pour son côté esthétique, utile comme prédateur des pucerons et charmeur par sa façon d’attirer les enfants, était devenu en quelques jours un ennemi. Sa prolifération devenait un problème qu’il fallait solutionner au plus vite.
Les maires, les services sanitaires et sociaux décidèrent avec l’appui du préfet de coordonner un plan d’éradication de ce prédateur asiatique qui avait largement prouvé en quelques mois sa nuisance. On réunit les services vétérinaires, les responsables des maladies à risque afin de trouver une solution commune, efficace et bien ciblée. Enrayer le mal par des méthodes douces si possibles sans avoir recours à une violence aveugle.
Défenseurs et ennemis de la coccinelle s’affrontèrent en de houleux et douloureux débats. Ce qui prouvait que l’action concertée avait des chances de déboucher sur un projet commun et raisonné, but normal d’un débat démocratique et qui avait lieu d’être.
La réunion publique avait été décidée par le maire et chacun avait pu apporter sa modeste contribution. D’autant plus que les Nations Unies avaient proclamé en 2010 une année internationale de la biodiversité afin d’alerter l’opinion publique sur la disparition des espèces.
C’est alors que les ennuis commencèrent à gangréner la région.

On ressortit les vieilles rancœurs, chacun avait à régler qui un problème de voisinage, qui un règlement privé au sein de familles séparées par de sombres histoires. L’occasion était trop belle de se réuni derrière le drapeau de la lutte contre les coccinelles et de les renvoyer ailleurs, dans leurs pays d’origine. En attendant, on en massacra des colonies entières, mettant même les enfants à contribution. On les tuait aussi en les laissant quelques heures au congélateur. C’était devenu un effort de guerre contre un ennemi acharné à piller les ressources naturelles du pays.


Antoine sentait que s’il luttait au côté de ses frères vignerons pour des valeurs concernant la région, le pays et la planète, la douleur d’avoir perdu Isabella s’en trouverait diminuée. Agir, « Age quod agis » agis comme tu dois le faire, telle la parole latine de son ancien professeur, noble parole qui allait empêcher Antoine de tomber dans une noire dépression.
Bien sûr, s’attacher à une personne, l’aimer et puis la perdre, n’était pas qu’un artefact et une vue de l’esprit. Mais ô combien une action collective au service des autres pouvait enrayer la douleur, la sombre douleur qui gît au cœur de chacun.
Douleur qui nous met tous à égalité, douleur qui nous dicte sa loi – telle une calamité nécessaire et injuste afin de nous mettre à l’épreuve. La douleur ! Un poids tel dont il faut inverser la nuisance pour s’en servir comme levier. Pour peser sur le monde et sur les choses. Lutter contre ce mal absurde.
Antoine n’avait rien d’un disciple de Bouddha, prônant que vivre bien était l’absence de dépendance à l’autre. Une force instinctive lui montrait peu à peu le chemin. La lutte, la lutte pour lui-même et pour les autres, au service de l’avenir, là était l’issue ; et non cette douleur qui rendait solitaire, cette mélancolie qui broyait les êtres – jusqu’à l’aporie, la mort absurde. L’idée faisait son chemin.




































CHAPITRE CINQ

Le grand débat

Certains parlèrent d’une invasion comparable à celle des Huns autrefois. On annonçait tout à la fois dans un délire des plus comiques : le retour des Barbares, des grandes migrations ; on évoquait Attila ainsi que les cavaliers de l’Islam juchés sur leurs petits chevaux arabes. Le péril jaune tant annoncé était enfin là… Seule la jeunesse respira. On n’allait plus parler du péril jeune, du moins pendant quelque temps.
La Chine débarquait dans un vol cataclysmique avec ses armées de coléoptères. Difficile à reconnaître pour un non initié la coocinelle asiatique, surnommée aussi« multicolored asian ladybird », présentait de nombreuses variétés. La coccinelle locale à deux points, à quatre points, à dix points, l’Adalia bi-punctata, l’harmonia 4-punctata, l’Adalia 10-punctata et la coccinelle à sept points craignirent pour leur vie. Soit elles se faisaient dévorer par la coccinelle asiatique, plus grande par la taille, plus invasive et plus vorace, soit elles mouraient écrasées entre les mains des humains, voire brûlées vives ou congelées. Des coccinelles, dont c’était une des spécialités de faire le mort pour échapper à leur prédateurs, n’osèrent plus remuer une antenne.

Un observateur averti aurait pris le temps de vérifier la couleur des six pattes, plutôt brunes et rarement noires chez la coccinelle asiatique. Un autre aurait mesuré les corps bombés : moins de cinq millimètres, elles étaient bien européennes, sauvées ! Et dire que ces belles étrangères travaillaient mieux que les nôtres, étaient plus efficaces et moins coûteuses… Imaginez que notre coccinelle à deux points est vendue plus chère dans les jardineries, qu’elle est moins féconde, mange moins de pucerons… Le choix est vite fait ! On choisit l’asiatique, gourmande, courageuse, prolifique, guerrière et ravageuse. Pourquoi s’encombrer de mauvaises employées plus fragiles, qui se laissent dévorer par leurs partenaires devenues leurs ennemies ?

Extrêmement vorace et polyphage, la coccinelle asiatique adulte se permet de passer l’hiver dans nos maisons puis, au printemps, à l’instar des bêtes à bon dieu européennes, l’accouplement a lieu. La femelle dépose une trentaine d’œufs par petits groupes sur des feuilles déjà envahies de pucerons. Une semaine écoulée et voilà les œufs qui deviennent larves molles, déjà affamées. Puis après plusieurs jours passés à dévorer tendres pucerons et cochenilles, c’est la nymphose. La nymphe reste quasi immobile et fixée au feuillage. Encore quelques levers de soleil, le nouvel adulte émerge, et le cycle recommence. Deux générations peuvent ainsi se côtoyer dans une même année.

On discuta donc de la notion d’espèce utile ou nuisible. Un débat télévisé entre deux sommités eut lieu. L’entomologiste bien connu Jacques Fabre ( à ne pas confondre avec Vabre, celui aux grains de café bombés comme des coccinelles ) et le juriste éco-responsable, délégué auprès du Ministère de la Santé. Ce dernier mit la charrue avant les bœufs, conclut derechef, voulant de suite capter l’auditoire, sans prendre le soin d’argumenter.

La coccinelle asiatique est absolument nuisible ! Il faut que nos téléspectateurs le sachent !

Son interlocuteur, calme, élégant, croisa les mains devant son visage et avec douceur, répondit.

Aujourd’hui, cette notion « d’utile et de nuisible » est devenue obsolète cher confrère ! Toute espèce, même la « multicolored asian ladybird » a sa place et joue un rôle qui participe à l’équilibre subtil de nos écosystèmes. Moi, je parlerai de ravageurs pour les espèces qui sont susceptibles de provoquer une perte économique pour l’homme, et d’auxiliaires pour les espèces utilisées par l’homme pour lutter contre les ravageurs. Vous me suivez, n’est-ce pas ?

Vexé d’être pris pour un pseudo-scientifique has been, le délégué écarlate et rouge coccinelle s’énerva. Il aurait bien traité son collègue de « ravagé » mais préféra le dire autrement.

Vos ravageurs sont une catastrophe considérable ! Et quant à vos auxiliaires, je n’ai pas de leçon de conjugaison à recevoir de vous ! Ni de grammaire d’ailleurs !

Ignorant l’ignorant, le brillant entomologiste poursuivit.

La coccinelle asiatique entre non seulement en compétition pour la nourriture et l’espace avec les coccinelles prédatrices indigènes mais, en plus, elle est capable de se nourrir directement de leurs larves, se comportant ainsi en prédateur intraguilde. Vous n’êtes pas sans savoir cher confrère qu’une guilde est un ensemble d’espèces utilisant les mêmes ressources telle notre Harmonia axyridis. Les membres d’une même guilde sont donc en compétition pour la ressource pucerons. L’acte de prédation sur un membre de sa propre guilde présente un avantage direct : gain énergétique sous forme de nourriture et un avantage indirect : élimination d’un compétiteur. Le fait que la coccinelle asiatique soit un prédateur intraguilde très efficace rend donc cette espèce invasive particulièrement dangereuse pour les populations de coccinelles indigènes.

Le délégué à la Santé, remis de ses émotions et pour faire bonne figure, se reprit, après avoir choisi de faire le mort - phénomène appelé thanatose chez la coccinelle quand elle veut échapper à un dangereux prédateur.

Il faut sauver nos coccinelles indigènes, cela ne fait aucun doute ! Mettons en place un système législatif qui permette d’exercer un contrôle et d’évaluer l’impact des agents utilisés en lutte biologique.
Nous sommes d’accord sur ce point cher ami. N’oubliez pas que l’affaire est grave. J’attends que votre Ministre de tutelle prenne les mesures qui s’imposent…

Suivit un documentaire insipide sur la vie des coccinelles loin d’exciter par leurs phéromones le moindre spectateur qui préféra zapper, sautant ainsi qu’une sauterelle ou une puce du coq à l’âne – se croyant libre de ses chaînes…







































CHAPITRE SIX

Nature ouverte, nature offerte ?

Antoine de La Clairgerie qui se morfondait sur son domaine depuis deux mois, fixé exclusivement sur lui-même et son deuil, décida d’en savoir un peu plus. Il lut, écouta, regarda sur Internet les nouvelles de cette fameuse Harmonia axyridis. Journaux, revues, reportages vidéo, blogs, tous les medias furent consultés. L’écologie avait toujours passionné Antoine, nourri de récits et de connaissances depuis l’enfance par l’herboriste Jacinthe et sa sœur Philippine.
Ces deux femmes-là continuaient d’apporter leur contribution au bien-être de leurs semblables. Bien sûr, la notion de commerce était un des corollaires de cette nouvelle approche alimentaire. La façon de se soigner et de se nourrir le plus naturellement possible avait aussi un coût, et les « vignoleuses » furent évidemment critiquées par des confrères jaloux, voire une partie du corps médical qui criait à l’imposture.

Quoi ? Des algues ! Elles prétendent nous sauver avec ces simples brins d’herbe, foutaises !
Ces personnes oubliaient que Philippine avait exercé le métier de pharmacienne depuis plus de trente ans et que sa sœur aînée, herboriste de terrain, avait contribué par ses diverses préparations, à soulager bien des malades. Les deux sœurs parlaient même de se rendre en Chine pour l’Exposition Universelle de Shangaï 2010 afin de faire connaître leurs produits et d’étudier sur place la cosmétologie chinoise, les effets des algues sur la nutrition et la santé auprès de la population, de comparer leur humble savoir avec d’autres partenaires.
Elles aussi, pour échapper à la douleur d’avoir perdu Isabella, fille de Philippine et nièce de Jacinthe, voulaient se lancer dans l’aventure. Une force les attirait vers l’ailleurs, la Bretagne leur semblant trop petite.

Antoine se rendit à Paris et en Belgique, consulta quelques professeurs qui lui apportèrent de nouvelles connaissances sur la coccinelle asiatique. Le domaine du Château de La Clairgerie, toujours surveillé de près par le directeur adjoint Louis Franck, continuait de produire de grands vins.
On attendait la sortie imminente du dernier film « Marguerite de Bourgogne » avec pour vedette principale Isabella Elgé, l’actrice bretonne assassinée pour une sombre histoire de jalousie. Monsieur de La Clairgerie, son producteur, fut très sollicité, apprit à dominer sa douleur. On put le voir et l’entendre sur de nombreuses radios et chaînes de télévision, tandis que la bande annonce du film défilait. Un succès national qui n'allait pas tarder, assurément...

Antoine fit plusieurs allers-retours entre Beaune et la Bretagne pour se rendre sur la tombe de sa fiancée. Il rendit visite au père et aux deux frères d’Isabella, trois hommes courageux qui continuaient d’extraire le granit dans une carrière à ciel ouvert sur la commue de Perros-Guirec. On partageait les larmes, les souvenirs.

Pierrick, le travail que vous avez effectué de vos mains pour votre fille est une œuvre magnifique. La tombe d’Isabella est si belle que je ne souhaite qu’une chose. Reposer un jour auprès d’elle.
Merci Antoine, mais ce que mes fils et moi avons accompli est plus qu’un monument. C’est notre cri de souffrance, sobre, comme le silence. Les discours n’apporteront rien de plus.

Les regards se croisèrent. Les deux femmes, les quatre hommes en présence - tous les yeux embués - méditaient la réponse du père d’Isabella.

Jacinthe Durelier avait aussi perdu son mari, suite à l’horrible assassinat ², mais il était rare que l’on prononçât le nom d’Ambroise Durelier dont le corps reposait au cimetière de Beaune.

Isabella n’était pas réellement morte puisque les forces de l’imaginaire et de l’esprit allaient bientôt la représenter sur les écrans. Sa tombe était journellement fleurie par des anonymes, et le petit cimetière de l’Île-Grande sur la commune de Pleumeur-Bodou recevait la visite de nombreux admirateurs et admiratrices.

Il n’était pas rare qu’en ce mois de mai, viennent voleter autour de la sépulture de l’actrice quelques abeilles et surtout de superbes coléoptères rouges à deux points. Se posant pour dévorer les pucerons avides de se nourrir des bouquets de fleurs fraîches.
Et la douce présence de ces coccinelles au travail semblait indiquer aux humains le chemin discret, la voie de la sagesse, afin qu’hommes et bêtes puissent vivre en harmonie. Côte à côte, dans une biodiversité volontaire et opportune.







² Voir le roman précédent « Cocktail cruel ».















CHAPITRE SEPT

Leçon inaugurale.

Antoine avait évalué et bien compris l’importance des enjeux d’aujourd’hui auprès d’un professeur qu’il rencontra en Belgique.

Depuis 1992, la biodiversité désigne la variabilité des organismes vivants de toute origine, y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques. Cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces, ainsi que celle des écosystèmes. De manière générale, un écosystème diversifié semble connaître une productivité accrue. Bien qu’ils restent très prudents dans leurs conclusions, les spécialistes estiment aujourd’hui que la biodiversité permet aux écosystèmes de mieux résister à la pénétration d’espèces étrangères ou aux maladies, et de se rétablir plus rapidement en cas de perturbation. Dans le doute, et si l’on veut en savoir plus, mieux vaut en tout cas sauvegarder autant d’écosystèmes différents que possible.
Si je comprends bien, ajouta Antoine, la diversité biologique est l’ensemble des innombrables organismes vivants présents sur la planète. Ils fournissent des aliments, des médicaments, du bois et des combustibles. Ils jouent un rôle primordial dans la purification de l’air, la préservation des sols et la stabilisation du climat. La bio-diversité est à la base de nombreuses industries comme l’agriculture, la viticulture et l’éco-tourisme.
Exact, Monsieur de La Clairgerie, les richesses du vivant sont insondables et ses mécanismes d’autant plus difficiles à saisir que la biodiversité est un concept à large spectre. Il s’étend des gènes à la biosphère, en passant par les espèces et les écosystèmes. La plupart des gens considèrent comme allant de soi les énormes services que les écosystèmes rendent gratuitement. Ils pensent que la nature continuera de les assurer, quels que soient les dommages qu’ils causeront. Pour terminer, je dirai que les écosystèmes rendent en effet à l’espèce humaine des services environnementaux inappréciables, essentiels à sa survie : la fixation du carbone de l’atmosphère et la production d’oxygène, la protection des sols contre l’érosion et le maintien de leur fertilité, le filtrage de l’eau et le réapprovisionnement des nappes phréatiques, la fourniture d’agents de pollinisation et d’agents anti-parasitaires, et caetera. Les deux premiers de ces services sont intimement liés. Ils résultent de la photosynthèse effectuée par les végétaux verts, à commencer par les algues, lorsqu’ils absorbent le gaz carbonique et émettent de l’oxygène.

Antoine réalisait que pendant des millions d’années, l’équilibre entre les différents gaz de l’atmosphère était demeuré stable. Puis avec la révolution industrielle, les hommes avaient brûlé des quantités croissantes de combustibles fossiles. Aujourd’hui, trois milliards de tonnes de carbone s’accumulent chaque année dans l’atmosphère, les écosystèmes naturels ne pouvant plus absorber toutes les émissions. Et ce d’autant moins qu’ils disparaissent à un rythme inquiétant. Pis, la déforestation produit elle même d’énormes quantités de gaz carbonique et d’autres gaz à effet de serre, comme le méthane. Jusqu’à devenir la deuxième cause de réchauffement climatique.
Et si lui aussi se lançait dans un projet nouveau ? Combattre sa douleur d’avoir perdu Isabella en faisant de sa souffrance individuelle un levier. Un levier assez puissant pour se mettre au service de la collectivité. Les forces de la volonté suffiraient-elles contre l’absurdité de ce monde ?
Antoine pensa aux futures générations et aux enfants qu’il aurait souhaité avoir avec Isabella. Le futur et la nostalgie s’affrontaient. Un simple citoyen pouvait-il peser sur le destin collectif ? Il en doutait bien sûr, mais l’immense chagrin qui avait coulé dans son sang lui avait donné une nouvelle naissance. C’est de l’intérieur de cette douleur qu’était née l’exigence d’un nouveau destin à accomplir.
A l’instar des bêtes blessées ou malades, Antoine avait eu la pudeur de se terrer dans un coin et d’attendre, solitaire, silencieux. Il était l’heure de dire, comme Claude Albarède.
« Verse le vin, partage un fruit, fais que l’autre t’atteigne. »
Il entra dans l’action et devint solidaire.

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