samedi 31 juillet 2010

suite de mon roman "Cocktail cruel"

MORT SUR LE GRILL




Sinus, cosinus & Coccinelles


Eco-Polar


Yann Venner




2011






Je dédie ce roman à mes parents.




Paul Eluard
Extraits du « Dit de la force de l’amour », écrit en 1947 pour l’ouverture d’une émission de radio.
« Hommes, femmes (…) qui, perpétuellement, naissez à l’amour, avouez à haute voix ce que vous ressentez, criez « je t’aime » par-dessus toutes les souffrances qui vous sont infligées, contre toute pudeur, contre toute contrainte, contre toute malédiction, contre le dédain des brutes, contre le blâme des moralistes.
Criez-le même contre un cœur qui ne s’ouvre pas, contre un regard qui s’égare, contre un sein qui se refuse. Vous ne le regretterez pas, car vous n’avez d’autre occasion d’être sincère (…) Votre cri vous fera grand et il grandira les autres. Il vient de loin, il ira loin, il ne connaît pas de limites.

Parlez, les mots d’amour sont des caresses fécondantes. Les autres mots ne sont là que pour la commodité de la vie. Aimer, c’est l’unique raison de vivre. Et la raison de la raison, la raison du bonheur. Vous obtiendrez toujours grand enchantement d’aimer, et même de la souffrance d’amour.
Les plus grands des poètes ont affronté diversement, avec courage et avec faiblesse, les difficultés de la vie, mais leurs chants d’amour relèvent l’homme de son bourbier. »





PREMIERE PARTIE

LE DEUIL


CHAPITRE UN


La rencontre.

Elle se posa sur une des vitres de la véranda. La plus basse ; celle qui était légèrement fêlée et que Jacinthe m’avait demandé à plusieurs reprises de remplacer.
Confortablement installé dans mon rocking-chair, un verre d’aligoté à la main, je détaillai la bête qui se déplaçait maintenant avec précaution, explorant son nouveau territoire. D’une taille plus imposante que nos coccinelles indigènes, jaune avec ses points noirs, elle semblait interroger avec lenteur la plaque de verre du bout de ses six pattes. Le coléoptère avançait vers la zone d’ombre afin sans doute d’échapper à la chaleur qui sévissait depuis ce matin. Un vent léger venait de se lever dans les vignes et je pouvais entendre le doux bruit de sa chanson qui caressait les tendres feuilles.

La coccinelle s’immobilisa enfin dans l’angle supérieur gauche, semblant y avoir trouvé un peu de fraîcheur.

Un deuxième coléoptère se posa sur mon verre, élytres déployées. Lui aussi était jaune et tacheté de noir. Je tendis un doigt vers l'insecte comme font les enfants pour les attirer au bout de leur index en fredonnant plusieurs fois la célèbre comptine : « Petite coccinelle, envole toi, il fera beau demain… ». Jusqu’à ce que l’insecte s’envole de nouveau.
Mais je n’étais plus un enfant, et d’une pichenette, j’envoyai valdinguer la bestiole. Le beau temps commençait sérieusement à m’agacer. Nous étions à la mi-mai, il faisait plus de trente degrés depuis trois jours ! Une chaleur sèche et persistante s’était installée depuis le début du printemps et pas une goutte d’eau n’était tombée en quarante cinq jours ! Les voisins les plus proches du domaine ne semblaient pas dérangés par cette météo intempestive. J’entendais leurs cris idiots et le bruit des flaques d’eau qu’ils s’envoyaient à la figure. Elles claquaient ensuite sur les dalles carrelées de leur piscine, comme pour mieux me narguer.

Ce bien précieux, cette eau si nécessaire, cette manne céleste…
Et ces naïfs qui ne songeaient pas une seconde qu’elle viendrait un jour à leur manquer.

Au moins eux, ils vivent l’instant... Cesse de vivre dans le passé Antoine.

Phrase que Jacinthe me serinait souvent. Elle m’avait quitté le matin même, rejoindre sa sœur en Bretagne, me reprochant chaque jour un peu plus ma mélancolie.
J’étais seul, veuf, inconsolable.

Et le vent se mit à chanter dans les vignes, un peu plus fort. Une chanson d’amour défunt, d’amour détruit. Je vidai mon verre et me resservis.








































CHAPITRE DEUX


Entomologique.




Traditionnellement, notre amie coccinelle jouit d'une bonne réputation : elle ne pique pas, ne vole pas de manière agaçante et surtout, mange les pucerons, les cochenilles, ce qui en fait un précieux allié du jardinier. Cependant, l'arrivée de la coccinelle asiatique a changé cette perception et transformé l’image de la bête à bon dieu en petite peste dont on souhaite se débarrasser.


Cette coccinelle asiatique présente une grande variabilité de couleurs, sa robe allant du noir au jaune, en passant par le rouge et l’orange. La variabilité de couleurs et de motifs la rend assez difficile à reconnaître. Certaines variantes sont identifiables grâce à une tache noire en forme de M ou de patte de chat sur le pronotum, mot savant qui désigne une partie de la tête  de la coccinelle. Ce coléoptère mesure de cinq à huit millimètres de long.
Très féconde et vorace, la coccinelle asiatique menace les espèces indigènes, non seulement en entrant en compétition avec ces dernières pour la nourriture et l'espace, mais aussi en se nourrissant des larves des coccinelles locales. Elle provoque certaines nuisances pour l'homme.
En automne, elles se regroupent pour chercher un abri pour l'hiver et peuvent envahir par milliers les maisons en utilisant toutes les ouvertures possibles. L'insecte entre alors en hibernation et ne cause pas de dégâts. Cependant, lorsqu'il se sent menacé, il émet un liquide nauséabond jaune orange qui tache. Et sa présence peut devenir agaçante, comme le témoigne une femme.

Une coccinelle dans mon verre de vin, trois ou quatre sur l'écran de télé, quelques dizaines qui se baladent dans les fenêtres, c'est comme ça tous les jours, du mois d'octobre à la fin d'avril, début mai. Imaginez, je passe l'aspirateur manuel trois fois par jour, je les compte une à une. À quelques reprises, j'en ai capturé autour de mille dans une seule journée. Maintenant, je ne parle plus que de coccinelles. Elles ont envahi mon existence.


Des cas d'allergies ont été signalés et une étude d'impact montre que près d’un quart de ces insectes adultes mordent, pouvant aussi causer des dommages aux fruits. Certains viticulteurs rencontrent également des problèmes : les insectes présents sur les grappes et pressés avec le raisin donnent un goût acre au vin et peuvent le rendre invendable.

Harmonia axyridis est une espèce de coccinelle asiatique qui a été importée aux USA dans les années soixante afin de lutter contre les pucerons dont elle est très friande, mais ce n'est qu'en 1988 que l'acclimatation a été notée. L'Europe l'a également introduite plus récemment dans les cultures sous serres puis à destination des particuliers en mettant à disposition des larves à déposer sur les plantes dans les jardineries. L'intention était louable dans la mesure où il s'agissait de lutter contre le développement des pucerons dans les cultures à la place des pesticides.
« Pourquoi donc n'avoir pas privilégié nos espèces locales ? » me disais-je.
Cette coccinelle originaire de Chine, de Corée et du Japon s'est tellement bien adaptée qu'elle envahit désormais des régions entières en progressant du nord vers le sud. En vente en Belgique depuis la fin des années quatre-vingt-dix, elle a envahi la Flandre en quatre ans ! L'invasion de la France est avérée. Aujourd'hui elle est présente sur une grande partie du territoire. Elle a récemment été découverte en Loire-Atlantique et les observations se multiplient dans le Pays-de-la-Loire, en Bourgogne, en Franche-Comté et en Rhône-Alpes.
Inoffensive pour l'homme, elle prolifère néanmoins au détriment des espèces endémiques comme notre coccinelle à sept points. La larve de cette coccinelle peut s'attaquer aux larves des coccinelles locales lorsque sa nourriture vient à manquer ou que l'occasion se présente. Les coccinelles asiatiques se regroupent à l'automne grâce à une substance qu'elles émettent et se déplacent en groupes pour trouver un refuge pour passer l'hiver. L'intérieur d'une maison sera souvent privilégié.
Une nouvelle fois, pensai-je, l'homme en essayant d'intervenir sur la nature en introduisant cette espèce a contribué à un profond déséquilibre. Il faudra désormais compter sur cette nouvelle espèce invasive avant qu'un nouvel équilibre se fasse.














CHAPITRE TROIS

« Miracle d'aimer ce qui meurt. »


Le vin blanc que je produisais était délicieux et n’avait heureusement pas le goût bizarre apporté par l’apport de coccinelles mélangées aux raisins dans les pressoirs. Ces bestioles sévissaient dans pas mal de vignobles alentours depuis quelque temps. Imaginez en plus les grains de raisins envahis par les déjections de ces bêtes du Diable !
«  Encore un coup des écologistes, pensai-je. Ils ont introduit cet insecte sans réfléchir aux conséquences ! En imposant leurs propres méthodes, ils viennent contrarier une viticulture raisonnée, que beaucoup de vignerons appliquent. »

Mon nouveau vignoble d’une douzaine d’ouvrées - à peine plus d’un demi-hectare, était planté pour moitié de chardonnay et pour l’autre d’aligoté. Je l’avais acheté récemment puisqu’il était à vendre et surtout contigu au Château de La Clairgerie, le grand domaine viticole de mes ancêtres. L'attirance pour le bon vin, pour tout ce qui concernait les travaux de la vigne avait fini par l'emporter à la fin de mon adolescence et depuis vingt cinq ans j’avais repris le domaine familial.
Viticulteur ne s’improvisait pas, mais j’avais vu Ambroise Durelier, mon si mal nommé « beau-père », à l’œuvre. Enfant et adolescent, j’avais essayé de l’aider chaque année aux travaux de la vigne, mais il me repoussait toujours, jaloux de mes nobles origines. Paix à son âme.
J’aidais donc chez les autres et sur mon propre domaine. Je suivis des cours au lycée viticole de Beaune, m'attelais aux travaux de la terre et retrouvais peu à peu les gestes de mes pères. En quelques années, je repris tout le domaine en main et aidé de mon fidèle maître de chais, Louis Franck, nous hissâmes les vins du Château de La Clairgerie au sommet de leur gloire. Ma tante Jacinthe, « maman Jacinthe » comme je l'appelais étant gamin - qui m’avait élevé à la mort de mes parents - m’avait donné, outre une culture littéraire, le goût du cinéma. Je devins – outre producteur de vins de Bourgogne, à force de volonté et grâce aussi à une certaine aisance matérielle, producteur de films. Je rencontrais alors la femme de ma vie. La grande actrice Isabella Elgé. Nous vécûmes un amour inouï, sa mort nous sépara


Aujourd’hui, sa dépouille reposait en terre bretonne… Isabella avait été assassinée et depuis plusieurs mois, je n’étais plus qu’une ombre.

La bouteille d’aligoté était à moitié vide. Une autre coccinelle grimpa le long de mon bras et je la laissai faire. Plus le courage de lutter, plus envie de me battre contre des moulins. J’entrai alors dans la maison aux volets clos et allai m’allonger sur mon lit défait. D'autres insectes étaient entrés dans la chambre par la fenêtre entrouverte. Ils voletaient en désordre se cognant aux murs dans un vol hémisphérique. Autant de bêtes en un même lieu était plus qu’intriguant. Ma curiosité l’emporta sur ma lourde tristesse. Me revint alors en mémoire une partie de mes cours de sciences à propos des prédateurs et de leurs victimes.

La chaîne alimentaire est le processus qui fait qu'un animal est la nourriture d'un autre, et que cet autre animal sert à son tour de nourriture pour d'autres espèces et ainsi de suite. Par exemple, le puceron est mangé par la coccinelle qui est attrapée par l'araignée qui est la nourriture d'un oiseau qui devient la proie d'un renard... C'est la loi du plus fort qui mange le plus faible.

Ainsi donc, ces coccinelles asiatiques, voraces et déboussolées allaient devenir un fléau pour nombre de vignerons. Et pour d’autres professions vivant de l’agriculture… Elles avaient pris le pouvoir en déséquilibrant peu à peu la chaîne alimentaire. On connaissait les invasions de criquets sur toute la planète depuis des siècles, des pluies de crapauds, des armées de doryphores dévorant les pommes de terre… La nature perdait les pédales et mettait bien du temps à effacer ces calamités qui pouvaient affamer l’homme en lui ôtant une grande partie de sa nourriture. D’autant plus que les oiseaux si friands de coccinelles ne pouvaient à eux seuls en dévorer des millions. Le rapport des forces en présence était trop déséquilibré. Les victimes virtuelles n’avaient plus assez de prédateurs et l’homme devait à son tour intervenir, trouver des solutions à court terme tout en pensant à l’avenir.
Le désordre s’était installé. Qui allait avoir l’intelligence et l’audace de le juguler ?

Puis le sommeil me prit et assommé par mes trois verres de vin blanc, je m’endormis ; façon peu glorieuse de ne pas affronter la réalité en face. J’entendis du fond de sa tombe, à travers la voix d'une poétesse inconnue, Isabella m’appeler, me tendre ses bras. Magie du rêve, miracle d’aimer ce qui meurt.

« Tu me caresses. Et je deviens terre inconnue à moi-même dont tu découvres minutieusement le relief ; terre étrangère à la physionomie insoupçonnée, courbes dont nul n’a su les détours que j’apprends avec toi. Nuque, épaule, sein, taille, hanche, cuisse, tu me déroules, tu déroules ce paysage sinueux, cette harmonie de versants, de collines, de bassins, de sillons – et ces plages offerts à ma paresse comme un loisir indéfini, épaule, sein, cuisse…Tu déploies mon corps en un lumineux labyrinthe, tu ouvres en lui de moelleuses perspectives dont je perçois, comme à distance, l’insolite. Face ignorée, tu me dévoiles.
Ou peut-être m’inventes-tu ? Je suis un vœu que tu prononces, que formulent tes doigts.
Future sous ta main, j’attends de devoir naître. J’attends que tu me donnes forme entre toutes les formes créées, forme de femme unique entre toutes les femmes.»
Voilà ce qu'entendait Antoine dans les paroles récitées d'Isabella. Il se jura de recopier ces vers et d'en trouver l'auteur.

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