samedi 8 août 2020

venner yann: CLIMATS DE BOURGOGNE

venner yann: CLIMATS DE BOURGOGNE: Jacky RIGAUX " Quand le vignoble de la Côte s’appelait Pagus Arebrignus , aux temps gallo-romains, et qu’il dépendait de la puissan...

dimanche 19 juillet 2020

Trois contes


KERLOUZIC EN TRÉGOR  ou Le mauvais œil
Trois contes

1  Mauvaise vue


  Il y avait non loin de Lannion, du côté de Kerlouzic, près d’une source claire où chantent les grenouilles, une ancienne institutrice nommée Félicie Le Coz. Elle habitait seule une simple bâtisse dont les murs de granit, rongés par le lierre, menaçaient de s’écrouler. De larges fissures – par lesquelles la pluie s’était peu à peu infiltrée - avaient remplacé les anciens joints, faits de terre et de chaux. Tout s’effritait, menaçait ruine, tandis que la vieille femme continuait de chantonner, malgré les assauts répétés du destin.
  Deux fois veuve, un unique fils soldat de l’ONU, tué lors d’un énième conflit interreligieux, Félicie Le Coz est atteinte depuis quelques mois par la DMLA, une dégénérescence macula ire liée à l’âge. C'est-à-dire, en termes moins choisis, qu’elle sera bientôt aveugle. De troubles pensées assaillent Félicie. « DMLA moi ! Ce toubib et cet ophtalmo de malheur se sont mis le doigt dans l’œil jusqu’au coude ! Juste bons à me piquer mes sous et à creuser le trou de la Sécu, ces vieux myopes ! » La dernière phrase lui ayant échappée, soliloquée à voix haute :
  -  C’est pas à Félicie qu’on va faire prendre des vessies pour des lanternes !
  -  C’est quoi, Mam’ goz, des vessies ? Et des lanternes ?
  Le petit orphelin de cinq ans - seul héritage laissé par un soldat mort et une mère disparue on ne sait où - répond au doux prénom d’Oscar. Sa grand-mère Félicie a obtenu auprès des juges de tutelle la garde et la possibilité d’éduquer au mieux cet enfant qu’elle aime à habiller de bleu. Il a déjà connu deux orphelinats et une famille d’accueil.
Félicie s’était battue, Félicie avait gagné. Pour le moment. Même si l’extérieur de la vieille bâtisse du hameau de Kerlouzic avait fait un peu tiquer l’assistante sociale.
  La DMLA, si elle progressait, devait rester secrète ; sinon, Félicie serait jugée incompétente, inapte. Plus d’Oscar à la maison, plus aucun rire, ni sourire d’enfant. Je suis peut-être égoïste, pense-t-elle, mais merde à l’institution ! Ce gamin est mieux ici que dans un orphelinat sans âme et sans amour !
  -  C’est quoi, Mam’goz ?
  -  Quoi, quoi ? … Ah oui ! Des vessies. Et des lanternes ? Eh ben, c’est une vieille chanson que je chantais étant petite, à l’école… Mais je l’ai oubliée, mon Oscar…
Et dans un tendre sourire, le regard embué de larmes retenues, Félicie prend l’enfant sur ses genoux. Lui chantonne à l’oreille des syllabes étranges revenues du passé.
Oscar n’insiste plus ; l’enfant écoute la berceuse, emporté dans un autre univers.
La grand-mère aussi s’endort peu à peu. Elle resserre les bras autour de la couverture de laine bleue, qu’elle a tricotée récemment, malgré sa vue qui baisse.
Oscar n’est plus là ; n’a jamais été là. Un phantasme d’enfant trouvé. Une résurgence du passé.
Un passé, qui ne passe pas.




























2 Œil pour œil

  A quelques pas du hameau de Kerlouzic, où se tenait encore debout la demeure de Félicie Le Coz, vivait un vieux célibataire surnommé Fanchdu. Ses relations avec l’ancienne institutrice se bornaient à un bonjour ou un bonsoir - une fois l’an tout au plus.
François Lenoir était né au pays gallo, vers Pordic « … Tout loin là-bas, bien au-delà de Guingamp, tu vois ? » comme aiment à dire dans leur langue certains habitants du Trégor, buveurs de cidre aux aigres bulles.
-          Et tu sais pas, mais moi je sais, que son père à ce gars-là, tu vois, oui son père même, c’était un bûcheron genre sorcier, chasseur d’oiseaux, oui, et qui chassait à la glu. Oui la glu, tu vois ? Et qui clouait, Ma Doué, aux portes des granges, des hiboux, oui vat ! Des hiboux ! »
   François Lenoir, surnommé Fanchdu est arrivé en ce pays de Lannion, à Kerlouzic, accompagné – sans le savoir - de cette sombre rumeur.
  La principale activité de ce robuste gaillard consiste à « faire du bois pour les beurgeois d’la ville », stère après stère, corde après corde et cela cinq jours par semaine, « Tout à la sueur de Loupig et d’mes deux bras ! » Pas de tronçonneuse, un antique cheval et quelques outils – entretenus à la perfection - ayant appartenu à son défunt père – pour richesse. Il habite une cabane de rondins sans aucun confort. Entendons par là ni sanitaire, ni douche, ni chauffage. Deux planches de bois mal équarries, recouvertes de foin renouvelé chaque saison, lui servent de couchage ; une autre large planche posée sur deux rondins de vieux chêne pour table, un tabouret, et une pompe à bras près de la porte d’entrée pour se fournir en eau, telle est la fortune de ce brave travailleur.
  Près de huit heures par jour, Fanchdu débarde, faucille, hache, coupe, fend, aidé de son solide postier breton, dont la vue baisse terriblement. Un glaucome.


Ce jour-là.
-          Allons, mon brave Loupig, va tout drè, suis ton instin’. Tu vas y arriver !
  Et, suite à ces encouragements, le cheval tire - sur un sol couvert de ramures enchevêtrées et souvent glissant - les lourds troncs d’arbres. Tandis que là-haut, s’agitent dans les frondaisons, nombre d’oiseaux en révolte. Un concert de piaillements, de sifflements agacés, tombe sur ces deux étrangers venus troubler cet espace sacré. Oreilles agacées, Fanchdu et Loupig continuent de débarder, avec encore plus d’acharnement.
La sueur coule, des mouches se collent sur les chairs, s’agrippent. Elles s’acharnent, bourdonnent. L’homme et la bête s’évertuent.
  Hennissement violent. Une terrible embardée. Un taon vient de piquer Loupig sur la croupe. Le cheval se cabre sous la douleur et détale de toute sa puissance, arrachant tout sur son passage. Nouvel hurlement de la bête blessée. Rendue folle et sauvage.
Le temps de réaliser, Fanchdu essuie la sueur qui coule entre ses yeux. Regarde, impuissant, à travers un voile de larmes piquantes, les dégâts. Harnais arraché, guides et rênes rompues net, branchages en tous sens, comme une armée de piques et d’épieux, jetés et saccagés par le poing d’un géant.
Plus de cheval. Fanchdu part alors à sa poursuite. Ses grosses bottes de caoutchouc entravent sa course. Respiration hachée, souffle bientôt absent. L’homme s’appuie contre le tronc d’un frêne. Écoute.
  Là-haut, les oiseaux se sont tus. Un orage s’annonce et, dans le ciel lugubre, s’enroulent de longs écheveaux de nuages écorchés par le vent. Le tonnerre gronde, précédé d’un violent éclair. Le bûcheron sursaute, puis frissonne - au moment même où la foudre s’abat - à quelques pas de lui. L’écho lointain d’un hennissement lui parvient. Fanchdu reprend sa route.
  La pluie a redoublé de violence. Monte l’air chaud de la terre tapissée de feuilles mortes, tandis que la température baisse brusquement. On avance dans un terrain hostile où l’on distingue avec peine la trace de sabots ainsi que la sente probable créée par le cheval en fuite. Quelques feuilles vertes déchirées, une branche cassée, une autre pendante, guident le poursuivant.
  -  Mon pauvre Loupig, t’as pas demandé ton reste, pour sûr ! Le diable aurait été à tes trousses que tu…
Stoppé net par ce qu’il aperçoit, Fanchdu est à l’égal d’une statue. Mais une statue qui tremblerait. Des pieds jusqu’au sommet du crâne.
 Des centaines d’oiseaux noirs, dont les plumes renvoient des éclats métalliques violets, bleuâtres, s’agitent en tous sens, dans un étourdissant vacarme de cris rêches, nasillards et bruyants. Et cette masse de plumes recouvre une forme allongée, comme secouée de frissons.   Des centaines de pattes d’oiseaux au bec noir trouent les chairs, décavent les orbites, creusent à coups précis jusqu’à l’os. Et, du bas du bec de ces oiseaux en folie, dégouttent de petites rivières de sang. La meute sautille sans cesse sur le corps torturé du cheval couché.
Dans un dernier hennissement lugubre, la bête relève sa tête rougie, tournée vers son maître. Les dents de Fanchdu claquent ; ses jambes s’affaissent. Il pleure.
  Les corbeaux freux continuent leur festin. Loupig, à l’agonie, respire dans d’affreuses souffrances.
Alors, dans une rage subite, le bûcheron court sur la colonie de freux, une grosse branche à la main. Et dans un hurlement de folie, Fanchdu tape, tape, tape sur cette masse de plumes, de becs et de pattes frémissantes.
  Masse aussitôt envolée et désormais perchée sur les arbres alentours. Le fils de l'ancien bûcheron chasseur d’oiseaux se retrouve dominé, cerné par toute la colonie qui semble l’insulter.
Au sol, la dépouille du cheval massacré. Comment avait-il pu se laisser dévorer ? Était-il tombé ? S’était-il dans sa fuite brisé un membre ? Et ces centaines d’oiseaux rendus cinglés par l’odeur du sang ? Pourquoi ? Pourquoi ?
L’homme caresse son postier breton, lui embrasse les naseaux.
-          Bande d’assassins ! Mais où est votre maître ? Ce lâche qui n’ose se montrer !

La lourde pluie, poussée par les rafales de vent et de bourrasques, s’abat de nouveau sur l’homme et son cheval mort, tandis que, dans le lointain, Fanchdu croit entendre grincer les roues de la charrette de l’Ankou. Le bûcheron ferme les yeux. Ceux du cheval ont disparu, remplacés par deux flaques rondes de sang noir.

Les corbeaux freux portent la mémoire des ancêtres. Une mémoire qui crie vengeance. Tous attendent le crépuscule. Ils ont le temps et le nombre pour eux.
Et quand la nuit tombera sur Kerlouzic, ce sera au tour des hiboux.























3   Les yeux dans les yeux



  A quelques pas du hameau de Kerlouzic, coule une rivière. Les habitants du lieu l’ont nommée la Fraîchouze.
Sa pente est lente, son débit discret. Elle offre aux animaux ainsi qu’aux humains son eau pure, claire et désaltérante. Fraîche en toutes saisons. Elle coule ainsi sur deux kilomètres environ, avant de rejoindre sur la commune de Lannion, un cours d’eau plus conséquent et plus turbulent, le Léguer.
  En ce matin d’hiver, tout est calme. Un timide soleil, tel un œil atteint de cataracte recouvert de sa peau, perce à peine la croûte des nuages. La rosée de la nuit a envahi les prés. Dressées sur leur hampe emperlée de gouttelettes froides, quelques rares fleurs bleues parsèment le paysage. En regardant d’un peu plus près, pour ceux qui ont une bonne vue, quelques crottes de lapins, encore fraîches, luisent. La nature joue son rôle et semble être bien faite.

  L’ouvrier Cozic, au milieu de la route, conduit son vélo d’une main sûre. L’autre fouille au fond de la poche droite, à la recherche d’un mouchoir à carreaux, roulé en boule. Il longe la rivière qui coule à peu près parallèle à la chaussée. Pas de vent. Tableau bucolique. Homme à vélo, pas de hic. Sauf un caillou placé là, au milieu de la route. Un innocent caillou.
Le temps pour moi d’aller à la ligne et voilà notre Cozic sur le cul !
Le vélo à la rivière. L’homme à la peine et en colère. Souffrant du poignet gauche. Cassé net !
  C’est alors qu’il entend, comme venu du fond de la rivière, une étrange parole :
-          Dis ce soir à ta femme de laver tes habits. Tous ce que tu portes sur toi. Et demain matin, sois en sûr, ton poignet sera guéri et tu pourras, en remerciement, revenir au même endroit demain soir, pour m’aider à essorer le linge que j’apporterai… »
  Se relevant avec peine, le dos meurtri, l’ouvrier Cozic, qui est plus préoccupé par son poignet brisé et le fait qu’il va arriver en retard au travail, que par cette voix venue d’ailleurs, s’approche de la rivière ; rien. Aucune trace humaine, aucune femme ou lavandière en train de battre son linge, rien. L’eau de la Fraîchouze, indifférente, continue de glisser entre les pierres moussues. Le vélo, au milieu du gué a souffert. Roue avant et guidon tordus, deux rayons cassés, un dérailleur hors d’usage.

  Cozic frotte de sa main valide son cuir chevelu. Une petite bosse, un œuf de pigeon, a fait son nid au milieu de ses boucles blond cendré. Une grimace lui tord la face. Son poignet le fait salement souffrir. La fracture, heureusement, n’est pas ouverte, mais comment arriver à Lannion ?
  L’homme clopine pendant une demi-heure, hagard, fiévreux.
Par chance, une voiture le prend enfin en stop. Mais la journée de boulot est foutue. Cozic regagne le domicile conjugal, raconte ses malheurs à son épouse Marie-Jeanne qui est en train de laver du linge devant la pompe à bras, près du puits. Dans la cour de sa maison, un vélo d’enfant, jeté là, avec négligence.
-            Te voilà bien, mon bonhomme ! lui dit sa femme. En fait, tu as rendez-vous demain avec une lavandière de nuit. C’est une sorcière qui a pour éternelle punition de laver son linceul toujours sale, parce qu’elle a fauté. Elle te le fera tordre et retordre jusqu’à te rendre fou ! Puis, elle t’entraînera au fond de la rivière et tu seras noyé, mon pauvre Cozic ! Surtout, n’y vas pas ! »
Marie-Jeanne, par superstition lave tout de même les vêtements de Cozic.
Ce dernier, avant d’aller au lit, embrasse Manek, son enfant aux boucles rousses. Il lui fait gentiment le reproche de n’avoir pas rangé son vélo dans la remise. Et qu’une sorcière pourrait le punir… Mais le garçonnet s’est déjà endormi.
 Toute la nuit, l’ouvrier au poignet brisé, cherche une solution. Le lendemain, il ne va pas au travail et un petit sourire se dessine aux commissures des lèvres.
Vers le crépuscule, après une longue marche, tout en lampant quelques gorgées de lambig qu’il prélève d’une petite fiole, Cozic arrive, essoufflé, à l’endroit de sa chute. Le vélo est toujours là, au milieu de la rivière. Dans la pénombre, après avoir attendu un bon moment, il distingue une forme blanche sur la rive.
-          Bonsoir, Cozic. Tu as tenu parole. Touche désormais ton poignet. Plus aucune douleur, n’est-ce pas ?
Effaré, l’ouvrier tâte de sa main valide l’endroit de la fracture. Plus rien !
-          Eh bien, puisque tu n’as plus mal, tu vas m’aider à essorer mon linge. Allez, tiens ! Et tords bien, tords bien tous ces draps blancs avec moi. Tu te sentiras tellement fort que jamais plus ni la maladie ni les soucis ne viendront te contrarier. »
L’aigre voix de la femme qui avance vers lui avec un drap mouillé ne l’impressionne pas. Cozic regarde les mains osseuses de cette lavandière de nuit, échevelée, aux yeux blanc sale - semblables à des boules de gui.
Cozic tord le linge dans le même sens que la sorcière, tord toujours dans le même sens, au même rythme. Il a trouvé la solution. Surtout ne pas avoir peur et faire semblant de tordre le linge. Mais dans le même sens qu’elle ! Ses yeux rivés dans les siens.
Peu à peu, la femme s’énerve, respire de plus en plus fort. Ses doigts crochus s’agrippent sur le suaire chargé d’eau. Deux minutes encore se passent. Ivre de rage et crachant des onomatopées insensées, la lavandière de nuit trébuche. Cozic, le long drap trempé en main, forces décuplées et poignets solides, s’apprête à étrangler la lavandière de nuit.
  Soudain, venu du ciel, un éclair blanc frappe l’ouvrier Cozic.

  Le lendemain, ne voyant pas son homme revenir, Marie-Jeanne s’en va vers la rivière et retrouve son corps noyé, coincé entre deux gros cailloux, cheveux et vêtements en partie brûlés. Quand elle rentre chez elle, après avoir prévenu la gendarmerie, c’est pour trouver son fils, laissé seul, grimpé sur sa petite bicyclette rouge. L’enfant pédale, de toutes ses forces, face au soleil. Il ferme les yeux.
-          Attention ! hurle-t-elle.
Trop tard. Le vélo de Manek percute la pompe à bras. Rebondit contre la margelle du puits. L’enfant, précipité au fond. La mère croit entendre le rire grinçant d'une sorcière.
  Le surlendemain, Marie-Jeanne portait en terre les deux corps.
  Sans aucune pitié, la lavandière de la nuit ricane, là-bas, au bord de la Fraîchouze.

mardi 16 juin 2020

critique d'un roman historique. Juin 2020


Noire fiction adossée à l’Histoire,
le roman de Charles Doursenaud « Chaque jour vers l’enfer » ranime les braises de cette terrible période de la Révolution française : la Terreur. En Bretagne, dans le département des Côtes du Nord ; et plus précisément, dans la partie Nord-Ouest de ce département, aux portes du Trégor.
Tiré par un efficace attelage - désir d’Histoire et désir d’esthétique – ce récit nous tient en haleine par ses effets de réel, un vocabulaire très précis et des dialogues aux niveaux de langue variés ; et surtout par des personnages fictifs ou historiques, mais véritables vivants, porteurs d’entrailles.
Que ce soit par la noirceur de certaines scènes poussées jusqu’à l’horreur, que ce soit par la rigueur historique et le travail d’archiviste mené par l’auteur, que ce soit par la comédie humaine exposée ici dans toute sa perversité et ses abus de pouvoir, ce roman met en lumière la décomposition sociale. L’écriture met l’accent sur les antagonismes de classe, insiste sur les personnages jaloux, sans foi ni loi, prêts à tout pour succomber à l’argent facile, profiter de ventes illicites. Déchéance et bassesse humaine sont ici de mise. Et cette mise en voix, polymorphe, politique et poétique, sociétale, terriblement humaine, donne à ce livre son rythme échevelé et sa noirceur. Même si l’humour, quelquefois noir, vient ébaucher chez le lecteur un timide sourire.
Le couple de « héros » qui mène cette danse macabre veut abolir les frontières de l’Art et de la bienséance par le truchement de têtes guillotinées. Toute doxa est ici remise en cause, au profit d’un égoïsme morbide qui tourne à la plus totale perversion. On n’en dévoilera pas plus. Car cette enquête au long cours, je dis bien enquête, recherche, au sens grec du mot Historia, est une quête du Sujet aux prises avec l’Histoire. Une quête de l’individu, souvent victime ou bourreau dans cette époque cruelle, amorale, si bien nommée La Terreur. Charles Doursenaud n’est cependant pas un juge, mais un historien et un artiste. Pas question ici de confondre l’auteur et le narrateur. De juger cette période révolutionnaire à l’aune de la nôtre en 2020. Si certains personnages (le Président du Tribunal, l’Accusateur public, l’Administrateur du Directoire, le Président du comité de surveillance – titres tranchants comme un couperet) sont tous atteints « d’une véritable paranoïa de l’ordre », leur seule description physique et morale (basée sur de réels témoignages et documents d’archives) est un réquisitoire sans appel. L’auteur prend la peine, par la férocité du trait – quelquefois un peu appuyé, mais c’est là la liberté de l’écrivain et je la respecte, à décrire des personnages qui usurpent la plupart du temps leurs pouvoirs et qui passent pour de méchantes et dangereuses marionnettes assujetties à un jacobinisme ubuesque. Gonflés d’orgueil, baudruches grenouillantes, ces citoyens qui se haussent du col nous rappellent la fable de La Fontaine : « la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. »
Balzac, Dumas père et fils, Eugène Sue, Léon Bloy, Mirbeau, les feuilletonistes de la fin du XIX siècle, toute une littérature dont on sent que l’auteur est féru. Le titre des onze chapitres et la teneur du prologue de « Chaque jour vers l’enfer » sont la preuve de la maîtrise de notre écrivain d’origine trécorroise et dont la passion est de relater les faits historiques de cette époque à travers d’autres publications dont il a le secret : écrire avec déontologie sur la chose publique, les faits divers qui ont défrayé la chronique locale à diverses époques, la Bretagne et les Bretons. Le style de Charles Doursenaud est à la bonne hauteur : humaine ; mais une humanité dévoyée, plongeant, nageant et baignant dans les turpitudes les plus graves. Éros et Thanatos sont ici convoqués ! Tristes cires ! Pour la gloire d’un récit flamboyant. Dont l’écriture oscille entre Ombre et Lumière, entre cruauté et beauté. Beauté de la création littéraire où l’auteur distille avec science et conscience informations tirées d’archives, et intrigues romanesques, dignes d’un bon polar, qui nous invitent à tourner les pages avec frisson et désir d’aventures.
Les lauriers des vainqueurs ou des conquérants n’existent ici que s’ils ont été acquis à la faveur de la boue, du stupre et du sang. Sang des victimes, des sans grade, des bannis et des oubliés de l’Histoire. Les suppliciés crient vengeance et seul un auteur épris de son art d’écriture peut ici leur rendre leur humanité. En la personne d’un Pierre Taupin, personnage exemplaire qui relance le récit « où tout est bien qui finit mal ».
Sauf pour l’écrivain Charles Doursenaud qui mérite, en gardant la tête sur les épaules, les lauriers de la gloire et de futurs prix littéraires.
Œuvre au service de l’Art et de l’Histoire, ce roman est digne de figurer dans la bibliothèque d’un honnête homme qui a du nez. Et du goût pour le récit d’Aventure - éternel désir d’histoires et d’esthétique.


Yann Venner, Trébeurden, le 13 juin 2020