Histoire & mémoire

Histoire et mémoire

Ces deux mots sont souvent employés comme s'ils étaient des synonymes, mais comme l'a dit Pierre Nora dans les lieux de mémoire (1984), l'ouvrage au titre significatif qu'il a dirigé:
… loin d'être synonymes, tout les oppose…
Le philosophe Paul Ricœur, dans son livre La mémoire, l'histoire, l'oubli a développé cette distinction sur le mode philosophique.
Je n'ai pas bien sûr une telle prétention mais je souhaite, en me fondant sur des exemples concrets, développer une brève réflexion sur la distinction entre l'histoire et la mémoire et sur les rapports qu'elles entretiennent.
Les drames qui ont marqué l'histoire de notre siècle, particulièrement le plus atroce d'entre eux, l'extermination des Juifs et des Tziganes perpétrée par les Nazis, amènent à invoquer un devoir de mémoire. La mise en parallèle de l'histoire et de la mémoire conduisent à poser un certain nombre de questions.
- Quel est le sens des mots mémoire et histoire ?
-Quels sont les rapports qu'entretiennent entre eux la mémoire et l'histoire ?
- En quoi l'exemple de la France est-il révélateur de la complexité de ces rapports ?
Le sens des mots
Les deux mots, histoire et mémoire, sont souvent mis en rapport voire confondus. La confusion tient peut-être d'abord au fait que l'histoire est souvent considérée comme une discipline de mémoire : une matière qu'il suffit de mémoriser pour la maîtriser.
Le mot mémoire est ici entendu dans un sens plus large et plus riche que celui de fonction cérébrale par laquelle s'opère l'acquisition, la conservation et le retour d'une connaissance chez un individu. Elle est un patrimoine mental, un ensemble de souvenirs qui nourrissent les représentations, assurent la cohésion des individus dans un groupe ou dans une société et peuvent inspirer leurs actions présentes.
L'usage du mot avec ce sens s'est aujourd'hui généralisé, souvent associé à l'idée d'un devoir de mémoire. La généralisation de cet usage est telle que, selon la formule de Pierre Nora, la fin du 20e siècle apparaît comme un véritable moment-mémoire en France.
Ce retour en force de la mémoire est caractérisé par son lien consubstantiel avec le présent au point de faire les titres de la presse. Les débats sur Vichy, notamment au moment du procès Papon et ceux sur la torture en Algérie sont des exemples frappants d'un véritable télescopage entre la mémoire et l'actualité, dans lequel les médias, les politiques et la justice prennent le pas sur les historiens, même si ceux-ci peuvent être convoqués comme experts. L'inscription dans l'actualité tend à l'emporter sur le regard de l'historien qui passe au second plan.
Les nouveaux modes de commémoration confirment que le présent prend le pas sur le passé : l'aspect festif et médiatique que prend la commémoration ( par exemple à l'occasion la célébration du bicentenaire de la Révolution) est significatif. On ne commémore tant aujourd'hui le passé que pour mieux célébrer ou condamner le présent.
Inscrite dans le présent, cette mémoire est le patrimoine de groupes vivants. De ce fait, comme l'a dit, dès les années trente, le sociologue Halbwachs qui est mort en déportation à Buchenwald, il y a autant de mémoires que de groupes. Elle est donc par nature plurielle. L'évolution des modes de commémoration est également significative de ce point de vue : la commémoration traditionnelle supposait un ordre et une hiérarchie qui descendait des sommets de l'Etat jusqu'aux écoliers rassemblés autour des monuments et sur les places publiques. Actuellement la commémoration sourd, au contraire, des profondeurs de la société, elle émane plutôt de groupes de solidarité et tend à déserter le national pour s'enraciner dans le local.
Enfin la mémoire est également, par nature, affective et sélective et faillible : elle a tendance à ne retenir que ce qui la conforte. Dans les débats sur la torture en Algérie, certaines associations répondent indignées, en mettant en avant leur propre mémoire fondée sur des atrocités commises par le FLN contre des civils et contre les Harkis. Cela peut déboucher sur un affrontement de mémoires antagonistes.
Ces mémoires éclatées, sélectives, souvent contraires, ne sont pas, on le voit bien, synonyme d'histoire.
En effet, l'histoire est avant tout une procédure de vérité. En choisissant d'intituler son œuvre historie, c'est à dire enquête en grec, Hérodote, le père de l'histoire, donne dès le 5e siècle avant J.-C. au mot histoire cette dimension de procédure de vérité.
Mais l'histoire peut-elle atteindre la vérité ?
Comme l'a très bien dit Pierre Nora, l'histoire est une reconstruction problématique et incomplète de ce qui n'est plus. Reconstruction par un sujet (l'historien) d'un objet (le fait historique). L'histoire est donc un mixte indissoluble de sujet et d'objet (pour reprendre l'expression de H. I. Marrou). Cela pose le problème de la subjectivité de l'historien.
Cela n'empêche pas cependant l'histoire d'être un chemin vers la vérité : à défaut d'être certaine de toujours l'atteindre, elle doit toujours avoir pour norme la vérité.
Certes le fait historique, est construction mais cela ne veut pas dire subjectivisme : il y a bien une réalité du vécu des hommes dans le passé. Il y a donc une objectivité du passé humain que l'on ne peut travestir sans perdre la qualité même d'historien.
Intentionnalistes et fonctionnalistes peuvent débattre de la genèse de la solution finale, ce sont des historiens. Mais les négationnistes qui nient la matérialité de l'extermination n'ont pas le droit de se dire historiens. Ce qu'ils prétendent est faux car contraire à la réalité attestée par des traces, des documents officiels et de nombreux témoignages. Ces falsificateurs doivent être désignés comme des négationnistes. Il ne faut pas les qualifier de révisionnistes : ils n'attendent que cela pour se voir reconnaître un titre auquel ils n'ont pas droit.
En effet l'histoire est révisionniste dans la mesure où c'est une opération qui appelle l'analyse et le discours critique.
Alors que la mémoire installe le souvenir dans le sacré, l'histoire, procédure de vérité et discours critique, l'en débusque. Alors que la mémoire se pose délibérément en un absolu, l'histoire se situe dans le relatif. Alors que la mémoire est démultipliée, déchirée entre les groupes, l'histoire appartient à tous et à personne.
En ce sens la mémoire est suspecte à l'histoire, ce qui ne veut pas dire qu'elle l'ignore.
Des rapports complexes entre histoire et mémoire
Histoire et mémoire entretiennent en fait une relation dialectique et se nourrissent l'une l'autre. Il y a entre elles des interactions dans les deux sens :
La mémoire nourrit l'histoire à deux points de vue :
- d'une part, selon la belle formule de Jacques Le Goff (Histoire et mémoire, 1988), la mémoire des témoins des événements est le plus beau matériau de l'histoire. Le rôle des témoignages est essentiel pour l'historien. Le développement de l'histoire orale depuis une trentaine d'année montre notamment l'intérêt que l'historien attache à cette source. N'oublions pas non plus que déjà, au 5e siècle avant J.-C., Hérodote et Thucydide recueillaient de tels témoignages et que le témoignage peut aussi être écrit. Comment comprendre la brutalisation qu'a représentée la Première guerre mondiale sans le témoignage des poilus ? Comment comprendre toute l'atrocité des camps d'extermination sans le témoignage des rescapés ? L'historien travaille sur ces témoignages, qu'ils soient oraux (dans le cas de l'histoire du temps présent ou de l'histoire immédiate) ou qu'ils soient écrits (dans le cas d'une histoire plus lointaine). Il les recoupe, les confronte, les resitue dans leur contexte, les confronte également avec des traces matérielles de ce passé qu'il cherche à reconstituer.
- d'autre part, depuis plusieurs années, la mémoire est devenue en tant que telle un objet d'étude pour les historiens, comme le montrent l'ouvrage sur les lieux de mémoire et les nombreux travaux sur les mémoires de différents groupes (socioprofessionnels, ethniques, régionaux, religieux etc…) qui se sont multipliés, surtout depuis les années 80.
En sens inverse, l'histoire peut nourrir la mémoire : les historiens et les professeurs d'histoire ne se contentent pas d'utiliser la mémoire comme source, ils contribuent à construire cette mémoire.
L'exemple de la France est de ce point de vue intéressant mais il montre aussi, comme beaucoup d'autres, un risque : l'histoire peut être parfois instrumentalisée plus ou moins consciemment, dans un souci mémoriel ; ce qui doit inciter à la vigilance si l'on garde le souci d'une histoire qui a pour norme la vérité.
L'exemple de la France, révélateur de la complexité de ces rapports
L'histoire a été en France un recteur de la mémoire nationale (Pierre Nora).
Cela n'est certes pas propre à notre pays : l'histoire a été au 19e et au début du 20e siècle un moyen de donner aux nations européennes une mémoire authentifiée, de contribuer à la construction et à la légitimation de mémoires nationales.
En France, Ernest Lavisse, a été de ce point de vue un véritable instituteur national (ce mot est aussi de P. Nora), sous la Troisième République. Le petit Lavisse, manuel destiné aux élèves du primaire, dont la première édition est de 1884, et qui va rester en usage, à travers les éditions successives jusqu'au début des années 1950, est avant tout un récit de la construction de la nation française. L'auteur met en avant tout ce qui concourt à la construction de l'unité des Français, avec ses figures emblématiques. C'est une sorte de catéchisme républicain et patriotique. L'histoire sincère de la nation française (1933), de l'historien Charles Seignobos, procède de la même veine.
Cette collaboration harmonieuse entre histoire et mémoire au début du siècle va être ébranlée ensuite pour plusieurs raisons :
- l'une est universitaire : l'histoire que préconise l'école des Annales, qui s'est regroupée autour de la Revue des Annales, fondée par M. Bloch et L. Febvre en 1929, est une histoire structurale, globale, inscrite dans la longue durée, se prêtant mal à une intégration dans la mémoire nationale.
- les horreurs de la Grande Guerre ont déclenché une prise de distance par rapport au nationalisme que diffusaient les livres d'histoire. On s'aperçoit que l'histoire peut servir à faire la guerre. - après la Seconde Guerre mondiale, le mouvement de décolonisation fait paraître incongrue l'exaltation de la colonisation par les livres d'histoire. On découvre que l'histoire a servi aussi à justifier des conquêtes et une domination.
- Le rôle assigné à l'histoire dans les Etats totalitaires, où il s'agit de manipuler systématiquement la mémoire collective et d'asservir les historiens au service d'une idéologie, en assassinant en fait et la mémoire et l'histoire, disqualifie toute forme d'utilisation de l'histoire dans un but mémoriel.
Cependant la fin du siècle dernier a été marquée par un véritable retour de la mémoire. Ce retour a déjà été évoqué. Il s'est manifesté, particulièrement depuis les années 80 (cf. supra le moment mémoire selon P. Nora), sous des formes multiples : l'intérêt nouveau des historiens pour la mémoire, la vogue des commémorations, les mémoires plurielles qui surgissent (socio professionnelles, ethnolinguistiques, régionales, religieuses…), l'irruption de problèmes de mémoire dans le débat médiatique et politique, l'appel à la justice sur ces problèmes…On peut parler d'un véritable phénomène de société. Pourquoi un tel retour de la mémoire ? Désarroi devant la modernité et la perte de repères traditionnels ? Problème d'identité (cf. le livre posthume de l'historien F. Braudel l'identité de la France) ? Inquiétude alors que l'Etat nation n'est plus ce qu'il était et semble menacé par le haut (l'Europe qui se construit) et par le bas (les régions qui s'affirment) ?
Le problème est que la mémoire peut bloquer les historiens ou être un facteur de gêne. L'exemple de l'histoire de Vichy est de ce point de vue assez intéressant :
H. Rousso a bien montré dans son livre intitulé le syndrome de Vichy, comment la mémoire résistancialiste, cultivée après la guerre, des communistes aux gaullistes, a débouché sur un mythe, le mythe résistancialiste et sur une tendance à l'amnésie concernant Vichy : la grande majorité des Français aurait résisté, la collaboration ayant été le fait de quelques hommes perdus. Il en a résulté ce qu'Henri Rousso appelle une sorte de consensus de refoulement. Il faut attendre le début des années 70 quand paraît le livre de l'historien américain Paxton sur La France de Vichy et que sort le film Le chagrin et la pitié, longtemps interdit de télévision, pour assister à ce que H. Rousso appelle le retour du refoulé. La mémoire résistancialiste, qui fut largement partagée par le corps social jusqu'au années 60 et qui fut réactivée alors par le général de Gaulle, a fonctionné comme un verrou et a paralysé les historiens.
Le déblocage va s'avérer très fructueux : dans les années 70-80, les historiens se sont mis au travail avec ardeur sur cette question et ont rattrapé le temps perdu. Vichy devient alors un sujet essentiel de recherche. L'opinion publique de cette époque, l'antisémitisme du régime de Vichy et sa complicité dans la solution finale sont largement abordés. Ce retour du refoulé se traduit dans les programmes et les manuels scolaires d'histoire : la période de la guerre est au programme depuis le début des années 60, mais Vichy est alors rapidement expédié et simplement accusé, dans les manuels, d'avoir laissé faire les Allemands. En revanche, à partir du début des années 80, les programmes et les manuels mettent clairement en évidence les responsabilités et la complicité active de Vichy.
Mais, paradoxalement, alors que la recherche historique se déploie et que les programmes scolaires intègrent largement l'histoire de Vichy, se développe l'idée que l'on nous cache tout, que les historiens ne font pas leur travail ou ne peuvent pas le faire à cause de la fermeture des archives, que les responsabilités de Vichy ne sont pas étudiées en classe. La presse se fait largement l'écho de cette idée dans un contexte d'affaires (Touvier, Bousquet, Papon) et d'actualité politique. Le judiciaire (cf. les procès), le politique (exemple : mise en cause de F. Mitterrand pour son amitié avec Bousquet et son passage à Vichy) tendent à prendre le pas sur le travail des historiens. L'enjeu de mémoire tend à prendre le pas sur l'histoire. H. Rousso et le journaliste E. Conan, dans leur livre Vichy, un passé qui ne passe pas, ont bien mis en évidence ce phénomène.
Les débats sur la torture pratiquée par la police et l'armée françaises en Algérie répètent le même processus. Si l'on n'en croit certains la guerre d'Algérie serait encore un sujet tabou de notre histoire et on ne l'étudierait pas en classe. Qu'en est-il ?
Les historiens français ont largement abordé ce sujet et il serait trop long de citer tous ceux qui s'y sont attachés. Rappelons simplement qu'en 2000 a eu lieu à la Sorbonne un colloque en l'honneur du grand spécialiste Ch.R. Ageron, qui a réuni de très nombreux historiens qui travaillent depuis des années sur la question. Rappelons aussi que, le 5 décembre 2000, une jeune universitaire, Raphaelle Branche, a soutenu à l'IEP de Paris une thèse sur L'armée et la torture dans la guerre d'Algérie. Elle a pu pour cela largement consulter les archives. Les règles de consultation sont maintenant très assouplies : le délai est normalement de trente ans, quand il est allongé (par exemple 60 ans pour la protection de la vie privée, ou la sécurité de l'Etat et la défense), des dérogations sont très souvent accordées.
Quand à la place de la guerre d'Algérie à l'école, rappelons qu'elle est étudiée en troisième et en terminale depuis le début des années 80 et que, lorsqu'on regarde les manuels, on constate que la torture ou le massacre du 17 octobre 1961 sont abordés dans le cadre de cette étude.
En 2001, le groupe histoire et géographie de l'inspection générale a organisé pour les enseignants une Université d'été sur le thème Apprendre et enseigner la guerre d'Algérie et le Maghreb contemporain.
Dans le cas de la guerre d'Algérie, comme avant dans celui de Vichy, on voit le médiatique, le politique et le judiciaire occuper le devant de la scène. Certains journalistes, stigmatisent inconsidérément les historiens et une éducation nationale qui ne feraient pas leur travail.
Par delà cette agitation médiatique l'essentiel est de laisser travailler les historiens et de faciliter leur tâche de vérité.
C'est effectivement à eux de conduire cette procédure de vérité qu'est la recherche historique, c'est à eux d'écrire l'histoire.
On parle beaucoup du devoir de mémoire. Ne vaudrait pas mieux parler de devoir d'histoire et de droit à la mémoire ? N'est-ce pas le meilleur moyen de promouvoir la procédure de vérité que doit être l'histoire ?
N'est-ce pas aussi le moyen de fonder cette politique de la juste mémoire dont Paul Ricoeur fait un de ses thèmes civiques avoués.

Propos recueillis sur Internet, auteurs multiples... Je crois.



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