jeudi 21 octobre 2010

nouvelle bretonne

UN DRAME AU VILLAGE



À toi F.K., décédé en 1924, écrivain qui sut bondir hors du rang des assassins. Que tu sois ici reconnu, en terre bretonne, comme un frère d’encre.




Vers les années mille neuf cent vingt-quatre, sur la commune de Trégrom, là où l’on entend dire quelquefois que le diable habite – mais la rime est meilleure en breton – vivait un très brave homme du nom de Séraphin Meudec.
Plutôt bon vivant que mauvais coucheur, Séraphin – dit Le Rouquin – était du genre costaud. Dur au mal et toujours chaussé de ses formidables sabots, il arpentait la commune, du matin à la méridienne, s’ébrouant sous sa longue crinière frisée quand il pleuvait et hennissant comme un postier breton. L’individu était facteur. Dans les cent vingt kilos. Catégorie poids lourd.
Mais, léger dans sa course, alerte dans son pas, l’étalon du bourg et coureur du faubourg, sillonnait gaillardement les chemins de traverse, livrant ici un pli, là une lettre, un journal. Avalant là un verre de cidre, ici un calva, chez l’un un café noir, chez l’autre, savourant un morceau de josken, il allait donc au trot de ses vaillants sabots.
Rien ne semblait ébranler cette force naturelle, ni la peur, ni la maladie.
Séraphin rendait visite et service aux malades, aux alités, imposant sa large carrure sur le pas de la porte. Les grabataires et impotents du village l’attendaient avec impatience car Séraphin possédait l’herbe d’or. Il tenait ce don de son père qui, lui-même, l’avait reçu de son...

Ce jour-là, l’Hyppolite était cloué au lit. Fièvre de cheval, les quatre fers en l’air. Le pauvre retraité n’essayait même plus de ruer dans son lit-clos, lui, si ombrageux d’habitude.
- Toi mon bonhomme, dit Séraphin en entrant, tu ne liras pas ton journal aujourd’hui. Tu n’es guère en état ! Pour te consoler, sache que tu es le troisième que je vois aujourd’hui, à me jouer ce vilain tour. À croire que vous vous êtes donné le mot !
Certain de son diagnostic, Séraphin sortit alors de la sacoche de l’administration un sac en papier brun au contenu étrange. Des herbes sèches, mêlées à d’autres salades, comme aimait à se moquer le docteur Le Du, un concurrent jaloux. Le facteur versa alors une pincée de cette herbe d’or dans un grand verre d’eau tirée du puits, et, la tisane ayant infusé après avoir chauffé sur le fourneau, il fit boire à son patient l’amer breuvage. Une décharge soudaine électrifia le corps du malade, qui tremblant ensuite de la tête aux pieds, se mit à suer et à cracher à l’envi.
S’adressant alors à la maîtresse de maison, Séraphin dit :
- Une heure après que j’aurai quitté cette maison, quand la grande aiguille aura fait son petit tour, tords ses draps sur le pré, lave-les ce soir dans le Léguer, juste avant la nuit, et laisse ainsi aux poissons du diable la part maudite. Ainsi soit fait ! Buvons un coup !

Le lendemain, la fièvre était partie rejoindre l’océan. Voilà nos trois gaillards debout.
Séraphin guérissait d’autres maux, comme la culotte de cheval, le mal de dos, le croup, la neurasthénie et l’aérophagie. Le don reçu par Séraphin, passait, de père en fils, comme une lettre à la poste.

Mais Séraphin aux gros pouces, ce qui lui donnait par complémentarité un nez assez énorme mais bien placé au milieu de la figure, avait un fils, Michel, plus paresseux qu’un pou, maigre comme une puce. Un air teigneux et malsain de cafard pris en faute, complétait le portrait entomologique de ce triste petit insecte.
Veuf et inconsolé, le facteur gardait bon moral malgré cette écharde douloureuse, héritée du hasard.
- Il va changer, se disait-il, il va bien grandir un jour, ouvrir ses ailes et devenir aussi beau qu’un paon du jour.

Mais Michel allait sur ses dix-huit ans et son aspect malingre ne s’améliorait guère. La maman était morte en couches, un matin que Séraphin arpentait, de ses formidables sabots, la commune et ses alentours. De toute façon, ses dons de guérisseur auraient été incapables de ramener sa femme dans le monde des vivants.
Le petit Michel était-il donc le fruit véreux du péché ?
Cette absurde question taraudait Séraphin. Quoiqu’athée et libertaire, il aurait bien voulu connaître le pourquoi mystique ou christique de cette énigme.

Un matin, le corps de Michel se rétracta un peu plus. Quand Séraphin Meudec entra dans la chambre du fils, il vit sur le sol un corps racorni, à la voix éraillée, qui articula faiblement.
- Je m’appelle Grégoire, je m’appelle Grégoire ; et toi, qui es-tu, étranger ?
Si le diable habitait Trégrom, il était sûrement dans cette maison, sous l’aspect de cette chose racornie mais vivante. Michel, ou plutôt Grégoire, ne quitta pas la chambre. Son père, condamné au silence, ferma la porte à clé, lui laissant pour tout remède un verre empli de tisane d’herbe d’or.
Quand Séraphin revint de sa tournée, en début d’après-midi, la chose était toujours là rampante et balbutiante. Le verre de tisane, intact.
- Je m’appelle Grégoire et j’ai tué saint Michel. Je m’appelle Grégoire et j’annonce la guerre, la guerre un fouet sifflant qui hurle ses injures, la guerre, un fouet sifflant qui hurle ses injures.
De plus en plus mal à l’aise, ne sachant quelle attitude adopter, le père s’adressa à son fils :
- Que puis-je faire pour toi ? Qu’est-ce qui te ferait plaisir, fils ?
- Toi, tu m’appelles fils ! Tu oses m’appeler fils ! Sache que tu es un étranger et que ma mère a couché avec le diable, le grand saumon de la rivière maudite ! Fils du diable je suis ! J’annonce la colère, la revanche du monde, et que s’abattent les grands vents jaunis de pisse froide, que les fleuves débordent, vomissent leurs poissons, que les brumes acides recouvrent les forêts, que les bêtes tapies à l’orée des clairières portent la rage au cœur des hommes ! Honte sur toi, petit sorcier minable, qui a voulu défier la loi de mon grand maître ! Honte et misère sur toi, humaniste vulgaire !

Grégoire bondit, d’un saut énorme, sur la cuisse du guérisseur et le mordit de toute sa violence. Séraphin n’eut que le temps d’arracher l’horrible bête qui laissa, fichés dans la chair de sa cuisse, deux aiguillons de corne noire.
La bête, projetée sur le dos, avait encore diminué de moitié. Ses borborygmes incompréhensibles, s’arrêtèrent net quand le facteur broya, de ses formidables sabots, la chose répugnante.
Séraphin ne sentait plus sa jambe. Un poison inoculait sa chair. Il boita jusqu’à la cuisine, prit un couteau et, pantalon baissé, creusa la blessure. Deux plaies noirâtres le brûlaient comme du feu. Il replongea son Laguiole à la recherche des aiguillons. Trop tard ! Ils avaient fondu dans la chair. Séraphin versa sur le désastre la bouteille de lambig, dont la fonction première était loin de servir à cet usage. Il hurla. Ses nerfs le lâchaient.
Comment raconter ce qui venait de se passer à quelqu’un ? Qui le croirait ? Et son fils ? Comment annoncer cette métamorphose et sa disparition ? Il allait devenir, lui, Séraphin le guérisseur, un assassin, un meurtrier. Comment ? Comment ?

La cuisse enveloppée d’un torchon à vaisselle noué solidement, il s’écroula sur son lit. Tout son gros corps s’engourdissait. Une fièvre tenace l’envoya dans un autre monde.
Il se mit à pleuvoir avec violence. Trois semaines sans interruption. Des brumes tenaces recouvraient toute la contrée. Quelques fermes furent inondées, dont la maison de Séraphin, nichée dans un petit vallon. Les eaux du Léguer débordèrent sans discontinuer.

Un pêcheur, dit Le Braco, retrouva un corps humain, coincé dans le bief du moulin, en contrebas de la maison du facteur guérisseur. De la bouche du noyé, on retira une sorte d’énorme insecte qui dépassait des lèvres du cadavre, bleuies par le poison. Comme si un énorme saumon avait voulu gober, dans un élan ultime, une proie si tentante.
On fit des recherches plus poussées.

Le corps du petit Michel ne fut jamais retrouvé.




Yann Venner

1 commentaire:

Littérature Yann Venner a dit…

Cette nouvelle sera prochainement publiée dans un collectif d'écrivains bretons. Tregrom, un drame au village ! tregrom, ba lec'h man an diaoul o chom !Trégrom, là où habite le diable, dit un proverbe breton. D'où cette nouvelle dédiée à Kafka, mort en 1924 : sur le thème de LA METAMORPHOSE...