lundi 19 septembre 2011

Nouvelle : "Tout ce qui ne chante pas..."


I



« Tout ce qui ne chante pas, pour moi, c'est de la merde. Qui ne danse pas fait l'aveu tout bas de quelque disgrâce ». L'auteur de Voyage au bout de la nuit, publié en 1932 et vainqueur du Prix Renaudot, a exposé l'absurdité du monde et sa folie dans cet ouvrage, et prôné l'unique mode de résistance envisageable selon lui : la lâcheté.

Que penser de cette manière de vivre, de cette posture d’écrivain ? Proposez et posez une problématique A, soit à la gloire de l’écrivain, B, soit en sa défaveur ou déchéance. A moins que vous ne préfériez jouer les médiateurs C, ou proposer D, une problématique autre. Durée de l’épreuve : quatre heures.



Assis devant mon pupitre tagué dans l’immense amphi Descartes, je n’en menais pas large. Nous étions cinq-cents candidats pour seulement deux bourses. Voilà ce que l’on m’avait dit en résumé. Voilà ce que j’avais du moins retenu.

Je me retrouvais coincé entre deux larges étudiants en tenue de jogging, l’un tatoué et venant sans doute du  Neuf cube, à la façon dont il ne cessait de faire rouler les muscles de ses biceps où je pouvais lire : « Neuf trois=Vincent», l’autre tout aussi Africain mais moins sombre de peau, aux dreadlocks teints en blond vénitien. Pas facile d’écrire large sur la copie rose où je venais d’inscrire mon identité, au vu de l’exigüité de ma place.

Concentré malgré tout, je relus mon sujet, ayant opté d’emblée pour le A. Le piège me paraissait grossier. En choisissant B, C ou D le correcteur n’allait même pas prendre la peine de lire ces copies contestataires, anti-céliniennes, pas assez ou trop mollassonnes. Un futur boursier devait de s’adonner à un engagement sincère en faveur de la littérature, car en cette période de crise – janvier 2011  - pour ceux qui l’auraient oublié, je pensais comme Hemingway, suicidé en 1961 d’un coup de fusil sous la gorge : « Quand la société va mal, c’est la littérature qui se retrouve en première ligne.

Ainsi ruminant, je jetai un rapide coup d’œil à mes concurrents. Ils avaient choisi B, tandis que devant moi, une blonde décolorée allait s’enliser dans le C. Les autres étaient trop loin de mon regard, mais dans la masse, je calculais déjà que les choix pour A devaient représenter au mieux cent personnes, ce qui me laissait une chance sur cent. Mais en ôtant les faiblards de l’orthographe, quoiqu’en khâgne il n’en subsistait presque plus, les timides et les bien élevés dans leur moule, les traqueux et les semi-dépressifs, il me paraissait clair que j’avais une chance sur 30.

Donc soixante candidats à battre. Moins deux qui seraient reçus, dont moi ! J’avais la patate ! Bon, je ne vais pas vous saouler plus avant avec des chiffres ; pour un futur Normalien en Lettres, pas question d’afficher une tendance économico-comptable… Passer pour un clown, non merci.

Au bout d’une heure de tergiversations, mon plan était écrit, clair. Une autre heure à rédiger l’introduction et la conclusion, la troisième heure à remplir l’entre-deux, et j’étais bon pour me relire en toute tranquillité. Il était temps de se détendre un peu. Je voyais peiner les stylos sur les copies, transpirer les corps, remuer les cils, s’agiter les paupières, froncer les fronts. Un bruit de gorge sortait de temps à autre, comme pour prendre le ciel à témoin, convoquer les oracles, ou influencer le futur correcteur.

Triste spectacle dont j’étais à la fois le témoin et l’acteur. Cheptel poussif qui visait l’excellence, les verts paradis ! Mes parents m’avaient prévenu : pas de bourse, pas de Normal sup’ ! Message bien reçu… Donc, j’avais travaillé, normal. Quarante-deux heures par semaine penché dans les livres, au-dessus des gouffres noirs et gris de la littérature : moderne, postmoderne, antique, grecque, Gracq, latine, américaine, africaine, indigéniste, comparée, étudier la sociolinguistique, indienne, de la Caraïbe, la grammaire, les langues vernaculaires, les métalangages, les situationnistes, la littérature juive, arabe, de l’Andalousie heureuse, du Canada, là où il n’y a rien disait-on autrefois… Glossologie comprise et autres artefacts, j’étais mûr pour polémiquer, argumenter, étayer, bâtir, déconstruire… Un chantier m’attendait, chantier dont j’étais le conducteur des travaux, l’entrepreneur, l’ingénieur, producteur et lecteur, décideur ainsi que graphomane.

Armé de pied en cape, j’allais désormais – bête à concours – avec mon alphabet de voyelles et consonnes affronter, labourer, ensemencer l’univers ouvert des champs littéraires.



II

En entrant dans l’amphithéâtre des opérations, j’ai eu comme un flash. Putain, l’ambiance relou ! Du populo partout ! Bon ! « C’est pas toi qui va te laisser intimider, toi le Roi du Salm, toi le faiseur de mots d’ailes ! » me dis-je en un cri rentré.

A côté de moi, un blondinet encore boutonneux avec la raie au milieu ! Je rêve ! Un gars pareil, je vais le transformer en cauchemar, le niquer à la pointe du stylo, d’un Z qui veut dire… Non, j’déconne ! « Tout un chacun sa chance » m’a dit Mildiou, mon partenaire de scène. Mildiou le roi d’la balle, un basketteur hors pair qui vous met un panier méga en roulant son tarpé ! Doigts dans l’nez le Mildiou !

Bon, le sujet est plutôt casse-pattes, mais nous donner en pâture du Céline, rien à cirer, je n’aime pas ce gros naze ! « Peu importe le sujet pourvu qu’on ait la niaque » ! disait Madame Le Guern, ma professeure de khâgne. Avec elle, j’ai progressé à donf ! Tout lu le Proust ! Un intrépide, le gars, qui vous fait du slam trop fort avec des tempos de ouf ! Un dingo du Bic, un allumé du subjonctif en pleine tête ! La classe, ce gus ! J’adorrre !

Je prends le sujet C, genre médiation. Pour être ambassadeur un jour à l’Onu, je sais faire palabrer, ça oui ! Tourner en pleine ligne droite, tergiverser à boire, roucouler en avant, la musique africaine, j’suis nez à nez avec ! Depuis les Père griots, Balzac a tout faux ! A tout faux l’Honoré, le tourangeau madré, Rastignac t’as la niaque, je vais tous les niquer, avec mon Bananiac ! Voilà que je chante en plein examen du concours ! Mon voisin de droite me regarde bizarre ! Calmos, Vincent. Et ce petit blanchi sur ma gauche, qui gratte comme un insecte sur sa copie rose. Moi, c’est une verte, encore heureux ! Rose, non mais t’as vu la honte.

Je veux faire un signe à Balto mais il est plongé dans sa prose de ouf, lui aussi. Encore plus fort que moi le Balto d’après Madame Le Guern, la prof bretonne qui nous a appris à nous en méfier du Céline. Elle, son truc, c’est Louis Guilloux. Vu qu’elle est du 22, normal ! Pas chauvine, mais branchée Bretagne et bilinguisme. Me font rigoler moi qui parle quatre langues : wolof, swahili, burkinabé et français moyen. J’vais tous les quiner avec ma médiation « Céline/style/Point d’exclamation, t’es pas un écrivain, moderne, juste un gars qui détruit la vie, un aigri yo ! Aigri, yo ! Tous les quiner, à donf l’écriture, j’vais aligner huit pages et survoler en mage, la littérature noire, la meilleure du Neuf Trois, celle du cœur qui s’emballe, t’as pas cent balles, eh, Ferdinand ? C’est moi Vincent, le vif-argent, content, content… »



III



Quand les correcteurs eurent fini de correcter, quelle ne fut pas leur surprise !

Parmi les meilleures copies,[ au dire du chef directorial préposé à la double note (si elle était supérieure à treize) – évitant ainsi les professeurs gauchisants tendance « j’mets la moyenne à tous d’abord, et je surnote les idées révolutionnaires »,] ce fut celle d’un Arabe décidé des cités : un Tunisien, mon phrère !

Faire équilibre avec la double correction, la double note,  permet aussi d’éviter les révolus, les rêves au lit sionistes ou stationnaires. Et d’éviter pour les vaincus d’avance, la double peine : se retrouver collé à l’ENS d’emblée. Un Tunisien français avait choisi le sujet D, le plus délicat. Innover en refusant les trois pistes proposées de facto dans le sujet. Bravoure, intrépidité ? Nenni ! Hicham Ben Abdellatif Larouane s’était posé en moufakir, penseur plutôt qu’en mouthakkaf, intellectuel.

Le jeune homme, usant du principe de précaution, avait glosé sur Céline, le jugeant digne du purgatoire (invention du XII siècle selon J. Le Goff afin de mieux asseoir l’hégémonie de l’Eglise de par le monde), sans le vouer aux gémonies. Avait replacé l’écrivain dans la sphère privée en tant que pécheur qui ne serait devenu célèbre qu’à cause d’un lectorat dévoyé et avide d’effets stylistiques faciles.

S’ensuivait une imparable démonstration étagée sur trois niveaux. Redéfinir le terme iconoclaste, construire une stratégie nouvelle du champ littéraire, et circonvenir de façon interro-négative d’une lecture subjective, loin de toute généralité scientifique (la trahison des clercs) à propos du roman, thermomètre virtuel d’une maladie honteuse : nous. Céline, l’artiste dit contestataire n’étant plus que le palimpseste vomitif d’une société gangrénée par l’universalisme occidental totalitaire.

Hicham s’appuyant sur les thèses d’Edouard Glissant, de Ricœur, sur l’impossibilité du récit, de Blanchot, de Debord, & d’Antoine Compagnon. Hicham, en ne se servant que de la sphère francophone de surcroît, mettait ainsi à bas la pensée européenne qui à mots couverts, devenait charia. Son vocabulaire percutant frappait la cible mouvante des émotions perdues ; plutôt que de faire croire à l’adage : « homo homini lupus » de Plaute, ce qui aurait plu aux céliniens, Hicham le rusé délicat avait circonscrit sa démonstration sans utiliser un langage mondialisant, qui aurait tant plu aux vieux professeurs se croyant au goût du jour, dans ce voyage au bout de leur nuit.

Dix-huit sur vingt et dix-sept ! Imparable. Reçu premier.

Quant à moi le blondinet sournois, je ne fus que deuxième. Boursier oui, traître non !



Vincent obtint deux sur vingt et Balto trois – la honte, cywilydd, בושה, shame, عار, aibu, wstyd, 恥辱,vergüenza, wont, позор, la Chouma العار !!!

A suivre…







In « Mes nouveaux Voyaginaires », recueil de nouvelles virtuelles

Titre : Boomerang !

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