mercredi 22 avril 2009

Alger, mon beau navire

ALGER, mon beau navire.

Face aux grandes philosophies, il semble que l’on puisse mettre en avant toutes les déclinaisons de la douleur. Ce mot, grave, donc très lourd à assumer, inscrit au coeur de l’humain une blessure inacceptable. Et pourtant, “il faut vivre“, obéir à cette impitoyable ordonnance injonctive, prônée comme un diktat depuis des milliers d’années. Il est vrai que ce n’est jamais la mort qui donne la vie, mais la mort ajoute à la vie et lui donne un supplément d’âme. Pourquoi ? Peut-être parce que les êtres vivants, outre le fait de perpétuer l’espèce, entretiennent une mémoire et une histoire, collectives et individuelles. Histoires et mémoires blessées, souvenirs lancinants, traumas insupportables et récits clivés, quand ils adviennent.
La douleur nous met tous à égalité. Qu’elle soit ressentie physiquement ou moralement, qu’elle nous poursuive et nous accule au suicide, elle permet à l’homme de mesurer le temps. Ce temps sensible est plus ou moins long, plus ou moins difficile à accepter ou à comprendre, selon nos propres forces et nos singulières faiblesses.
Nous avons donc la douleur en partage. Et alors ? N’aurions-nous que de l’empathie ? L’écrivain Louis Guilloux dit un jour à son ami Albert Camus : “ La seule clef, c’est la douleur. C’est par elle que le plus affreux des criminels garde un rapport avec l’humain.”
L’écrivain se charge alors de dénoncer, de raconter la misère de tous les jours, la pauvreté, qui empêchent même de garder une petite place pour l’amour - devenu alors presque un luxe - pour mieux éclairer la douleur du monde.
En cela, Louis Guilloux est un romancier qui sait que la misère peut ôter toutes forces aux passions et détruire le plus courageux des hommes.
Dire que ce lot commun, ce fardeau de fatalité, nous est à tous attribué serait faux. C’est pourquoi il est bon de se débarrasser de cette chape de plomb qui peut alourdir une littérature misérabiliste, où le personnage n’est qu’instrumentalisé par la douleur.
Parler de la douleur ne fait pas forcément de la bonne littérature.

Les écrivains maghrébins, entre autres, ont saisi cette dimension de l’écriture romanesque en détournant l’objet douleur de son sens premier. Soit en le contournant, soit en retravaillant la langue française, soit en inoculant dans leur oeuvre des structures narratives nouvelles, en dynamitant la narration classique, en rompant avec le récit canonique européen. La narration se retrouve éclatée, spiralée, interrompue, bouleversée, chaotique ou fragmentée, pour mieux frapper le lecteur, le rendre inquiet et désorienté au point de le déstabiliser, de le mettre dans une position de doute permanent et d’inconfort.
Cette aventure d’une écriture est bien plus audacieuse et porteuse de sens qu’une écriture d’une aventure, où le lecteur est guidé sagement vers une fin attendue et logique. L’éclatement du récit, la violence du texte, la polyphonie contestatrice installée dans la grande et la petite histoire, amènent le lecteur à réfléchir aussi à la douleur de l’écrivain et de ses personnages. Le partage des émotions, de la souffrance, est à ce prix.

Lire, c’est payer un tribut à la douleur. C’est participer, le temps de la lecture à un arrachement, à une confrontation où le lecteur devient acteur du récit qu’il entreprend, non pas à son rythme, mais à celui imposé par l’écrivain. Voilà le sens d’un combat, voilà le sens d’une écriture violente et combattante.
La ville, les capitales du Maghreb, sont souvent les porte-parole, les métaphores de cette douleur. Les habitants y sont prisonniers, détruits, blessés dans leur amour propre et dans leur chair. La ville souffre, sa misère exsude, la terreur règne, l’eau manque, l’air y est irrespirable. A chaque coin de rue, s’étalent la souffrance, la peur de vivre et l’angoisse du lendemain. Après avoir été colonisée, débaptisée, éventrée, saccagée, la ville est livrée à ses tortionnaires, civils et militaires. Guerre civile, contre soi-même, ouverte ou larvée, la guerre des nerfs fait souffrir tous les habitants. Chacun est prisonnier avec ou sans combat.
Et que dire des grandes douleurs qui resteraient muettes ? Même si l’écriture semble un combat perdu d’avance, il n’en reste pas moins vrai qu’écrire sur la douleur, la faire parler ou la mettre en scène et en mots, relève d’un art singulièrement difficile : soit l’on tombe dans un hyperréalisme grandiloquent, soit l’on utilise le langage de façons particulières. Une scène de souffrance, par exemple, ne sera pas directement décrite, mais simplement suggérée par une confrontation entre deux éléments, l’air luttant contre l’eau, une tempête en mer semblant mieux dire dans sa description la lutte inégale d’un bateau contre ces deux éléments. L’artifice paraît vain, vide de sens, mais si le navire en réchappe, l’écriture elle, aura aussi gagné une bataille : dire le monde autrement, dans un doute fécond et chargé de suspens.
La lecture s’en trouve enrichie, renforcée par le frisson et le plaisir, par une aspiration vers l’avant et l’aventure ( adventurus en latin, ce qui doit arriver ) , lecture inquiète qui se situe au-delà de la simple métaphore, elle-même portant le sens au-delà, par définition.
Comparer la ville Alger à un navire en perdition au pays des îles, ( Al Djazaïr, en arabe, ) montre à quel point le pays prend l’eau de toutes parts, flotte à la dérive sur des vagues de sang, démâte et perd son cap et sa tête, coule et sombre dans l’horreur des massacres. Actes de piraterie, de barbarie, quand chaque occupant du navire lutte pour une survie absurde et dérisoire, dans une capitale de la douleur où la douleur est capitale.
Il est des critiques qui accusent certains écrivains de rajouter au malheur et d’en faire une denrée littéraire et commerciale, comme si les écrivains maghrébins visés manquaient de sincérité. Que la douleur soit difficile à lire, à accepter, à partager, voilà bien le drame ! Certains préfèrent détourner leurs regards, se divertir, au sens pascalien du terme, avec une littérature insipide et sans surprise. L’effort de lecture est souvent contraignant. Il nous pousse à découvrir l’innommable, les non-dit, les tensions entre la phrase littéraire et les structures romanesques, un certain silence, ou une violence du texte qui font sens, un langage provocant et subtil qui ne dit pas la vérité attendue, mais une vérité subjective et polymorphe, contestatrice et empreinte de doute.
Attendre du roman une action pédagogique ou morale semble inutile.
Ecrire à partir d’un “déjà existant” pour produire “un nouvel existé”, suffit au travail des romanciers.
C’est la tâche et la quête temporelle de quelques auteurs algériens tels Malika Mokeddem, Assia Djebar, Tahar Djaout, (assassiné en 1993), Abdelkader Djemaï, Boualem Sansal, Mohamed Dib - récemment disparu - Rachid Boudjedra, Anouar Benmalek, Aïssa Khelladi, et tant d’autres qui souffrent, témoignent et vivent pour l’Algérie, cette terre d’écritures et de douleurs mêlées. La revue Algérie Littérature/Action publie aussi de nouveaux auteurs qui sont à la fois passeurs de mémoires et d’Histoires, témoins en quête de nouvelles formes d’écritures.

Le 27 juin 2003, Yann Venner.
Paru dans le revue Algérie/littérature Action numéro 69/70

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