mercredi 22 avril 2009

préface d'un roman marocain "Zariate Bladi"

GRAINS DU BLED
Ou
la Comédie de l’Ecriture

Ce roman du marocain doukala Habib Daim Rabbi a été traduit par sa consoeur en écriture, Habiba Zougui, femme poète d’El Djadida.
Habiba, en fine et habile lectrice, en auditrice libre et habituée des contes dits à voix haute devant la halqa, a longtemps travaillé sur cette traduction en français actuel, traduction au plus près du style de l’auteur, dont le roman, vaste et très varié, décline à l’infini, toute la palette des niveaux de langue.
Décidément, après notre grand Driss Chraïbi, citoyen-voyageur né en 1926 à El Djadida, dont le rire résonne encore à nos oreilles, les lectrices et lecteurs de la région d’El Djadida ont de la chance.
Un auteur comme Habib Daim Rabbi a toutes les cartes de l’écriture en main. L’autre lui servant à écrire, je présume !!!
Pour écrire cette préface, je m'appuierai donc sur les notions de : point de vue, de l’humour comme moteur de la narration et comme catharsis, de la polyphonie et du dialogisme de cet inénarrable texte, de la moquerie, du sérieux et du grotesque réunis, de « l’interventionisme » de l’auteur dans son écriture même, du roman à tiroirs, et enfin de la littérature transformée en oraliture.

« ... L’auteur a amalgamé parfois et le niveau littéraire de la langue et le niveau familier. Quel est l’effet esthétique de cet usage O sacripant ? stupide que tu es !
Le narrateur a eu recours à l’astuce du jeu de cartes. "les trois cartes "en effet, le narrateur empêtrait souvent le lecteur virtuel, en lui, cédant la carte d’échec. En fait chaque fois que le lecteur virtuel aspire atteindre le secret narratif, ou mieux encore, les astuces narratives, des vacuités se dressent comme des barrières devant le lecteur.
Et par quoi les combler ? Seuls les grands joueurs de hasard possèdent cette faculté. Si ceci est vrai, à ton avis, où réside cette astuce ? (je prierais que tu sois dans une mauvais impasse)... »

Une étude plus longue serait nécessaire, mais ne vaut-il pas mieux s'adresser directement à l'auteur, afin de ne pas trop délirer sur son texte ?...Vous pouvez donc sauter cette préface !

Le titre : « Grains du bled » est formé de deux mots. Le premier au pluriel, non déterminé, non défini, annonce le multiple. C'est donc un mot ouvert qui représente à la fois la germination, la croissance, la vie - les grains ayant besoin d'une argile, d'une terre, d'un substrat, d'un bled - afin de croître, de produire, voire de nourrir ; le lecteur peut-être...
Le mot « grains » relève du registre courant. Il semble annoncer, par sa multitude, une amplification possible.
Le deuxième mot bled, au singulier fait appel à un lieu, un espace, une géographie non précisée et précisée à la fois. Il s'agit d'un bled mais pas de n'importe quel bled : « du bled ». Le déterminant « du », article défini contracté, donne une appartenance, une origine, un enracinement au mot « grains ». Le bled est un mot qui relève du registre populaire. Ce village existe et n'existe pas. Sera-t-il situé ou non situé dans le temps et dans l'espace ?
Le titre, paradigme explicite, va-t-il correspondre à notre horizon d'attente ? Ou nous faire violence ?

1) Les points de vue :

Le fait d’avoir la même histoire vue par des narrateurs différents est assez impressionnant par son resserrement et sa densité. En effet, vingt histoires, présentées en chapitres courts et très incisifs, n’inclinent certes pas ni à la monotonie, ni à la répétition du même, ou pire à l’ennui. Petits contes en tranches, réunis sous le nom de roman, voilà l’idée même de cet habile joueur de mots : Habib Daim Rabbi. Nous distraire sous un déluge de phrases, de narrations jouant sur le mentir-vrai cher à Louis Aragon. A peine une histoire se termine, qu’elle est aussitôt relancée par un contradicteur, un narrateur homme ou femme, qui se permet de faire rebondir l’enquête – plutôt que l’histoire. « La narration rapiécée fut plus invraisemblable que la première version… »
Car il s’agit bien ici d’enquêtes multi-polaires. L’auteur lui-même posant l’énigme et intervenant comme démiurge, par focalisation externe. Il est le maître du jeu et délivre les cartes et la parole comme bon lui semble, au gré d’une fantaisie en apparence légère ; mais très étudiée.

« Ce qui compte c’est la mort en tant que telle...son essence...
qui fuira l’épée, mourra d’une autre cause... et comme dans les romans policiers, le criminel est souvent loin des doutes ainsi c’est
celui qui croyait vivre longtemps qui sera l’objectif de la mort... celui qui croyait qu'on lui creuserait sa tombe vivra longtemps. »

Les points de vue divergent donc. Le personnage de Salloumi, anti-héros et support de ce roman, fil rouge, est traité de façon très moderne. Dans cette écriture à la fois baroque et surprenante, les points de vue ( de Salloumi, de son fils, de son épouse, du roi, de ses ennemis,) dessinent des galeries aux miroirs déformants. On est presque aveuglé par des miroirs aux alouettes avec personnages : « ces vivants sans entrailles », écrivait Paul Valéry.
Cette notion de point de vue est capitale chez l'auteur, qui déstabilise ainsi la narration et la notion de vérité, par sa propre véracité.

2 ) L'humour, moteur de la narration et de la catharsis.

« Que deviendrai-je sans le rire ? Il me purge de mes dégoûts, il m'aère... Il est le signe que je ne sombre pas tout à fait dans la contagion du monde... où j'évolue. » Jean Cocteau.

Les mots, par les jeux qu'ils inspirent, permettent de métamorphoser les êtres et les choses. Le langage, au-delà du carcan de la rhétorique, libère la matière, crée le vrai et le faux, tente de saisir l'essence même de la vie et de la mort.
Habib Daïm Rabbi en est plus que conscient. Si « l'humour est la fiente de l'esprit qui s'envole », selon Victor Hugo, l'auteur s'y roule à plaisir et nous entraîne dans cette fiente, cette épaisseur du langage, cette matière brute, engrais pour nous fortifier et par là même, faire fructifier son propre roman. Aux limites de l'excès, la comédie des mots nous montre un univers réversible, baroque, fait de fausses perles. Indécision et mouvance, purgation de nos passions, doute, double sens, non sense anglais quelquefois, tout est bon à retirer de ce terreau, de ce guano.
« Quel dommage !"locution que le défunt n’a pas articulée. Mais il fut obligé d’être son locuteur après sa mort. Ceci ne souffre pas la plaisanterie... »

La catharsis (purgation de nos passions) est présente. Afin que l'on rit - des autres, et aussi de l'écrivain en train de jubiler, de nous faire violence en nous tendant ses pièges qui nous ravissent. L'auto-dérision est là, garde-fou de nos pensées, afin que notre lecture garde son effet de distanciation, (Verfremdungseffekt : mise à distance ) comme dans le théâtre de Brecht.
L'humour est ici mis en scène, sorte de théâtre à la Ionesco, à la Beckett, à la Valère Novarina... Habib Daïm Rabbi nous demande même dans un de ses chapitres, si l'on sait le lire ; et l'auteur de nous poser des questions sur la (littérature) critique universitaire qu'il fustige, comme Molière fustigeait le discours ampoulé et farfelu des médecins. On nage dans l'auto-dérision en riant à gorge déployée. C'est un roman de chair vive, de rire vrai, où se catapultent le grotesque et le sublime, antinomie que l'on retrouve dans le théâtre de Shakespeare et de Hugo.


3) Polyphonie et dialogisme

Plusieurs voix se répondent donc. Les répliques ont l'apparence du naturel. Les narrateurs et personnages donnent l'illusion qu'ils improvisent. Une double énonciation (personnages se parlant & s'adressant au destinataire : le spectateur/lecteur) fonctionne. Elle est à l'oeuvre, se déroule, s'étale en des aller-retours incessants : didascalies, apartés, monologues ou soliloques, ruptures de ton, de style, de niveaux de langue : grossier, savant, neutre, poli, affecté, courtois...
Toute cette machinerie violente - au service de l'énonciation - est une arme qui crache ses phrases, telle une arme de combat. Combat littéraire, arme à répétitions, subterfuges calculés et étudiés, sur le fil du rasoir et du délire sain. Fonction auto-référentielle et écriture en miroir, tels les blasons, images dans l'image, mises en abymes, définis par Gide, participent de cette polyphonie et de ce dialogisme. « Ils parlent, d’une éloquence classique, en dissimulant un dialecte qui emmagasine et exhale une vaste méchanceté, perfide. Plainte, simple plainte étouffée et incertaine, qui s’évada de l’encensoir et qui enflamma les arbres, les pierres, et les êtres humains. »

On perçoit dans ce roman l'illusion du réel, la double énonciation et les types de discours qui entraînent les principales fonctions du langage quasi théâtral. Nous avons donc bien à faire à une comédie de l'écriture.

4) Moquerie, sérieux, grotesque

-Fonction référentielle qui permet de transmettre un contenu informatif : l'histoire de Salloumi.
-Fonction émotive, ( centrée sur le locuteur) qui permet l'expression des sentiments et traduit la position du locuteur par rapport à son énoncé. Salloumi pleure, rit, se confie, les autres personnages aussi.
-Fonction conative centrée sur le destinataire. Elle permet au locuteur d'agir sur le destinataire ou de provoquer une réaction par un énoncé injonctif – quand un personnage ou l'auteur nous prend à partie, nous demande de participer ou de répondre à des questions, à des QCM ! « Essaye de réécrire par ton propre style, une histoire cohérente en se basant sur les faits et les événements précédents en respectant ce qui suit :
Suivre l’itinéraire ordinaire de la vie de Salem Salloumi. Commençons par le moment de son... »

-Fonction poétique centrée sur le message, qui rend compte de la dimension esthétique de l'emploi du langage.
Mais toutes ces fonctions sont dissimulées dans le discours et le récit aux allures grotesques, sérieuses, savantes et cavalières. L'auteur est un cheval et un cavalier qui rient. Habib Daïm Rabbi pratique l'énonciation sous toutes ses formes, tisse un tissu cocasse, plein de joie et de vitalité.
La comédie fait triompher la farce. Vices, bouffonneries, rebondissements, mentir-vrai, combat pour la liberté, écriture débridée, minent le récit canonique, la doxa.

5) Roman à tiroirs, « interventionisme » de l'auteur

Observons la façon qu'a l'auteur d'intervenir dans son texte dès l'incipit : « Enoncé que le concerné n’a pas dit, peut être, mais ces fils de chiens, ces dépourvus de grandeur d’âme, l’ont répété pour des motifs explicites et d’autres qui resteront à jamais secrets.
Ils ont créé des préambules, des conditions d’existences et des interprétations adéquates : évasion, retour, avance, recul, tout en même temps.
Expression banale, mais c’est du feu qui brûle leurs langues, partie tôt. »

Ce simple exemple annonce la construction du récit. Il est l'amorce de la complexité de ce roman où s'enchevêtrent passé présent et futur, il, je, et nous, personnes et personnages.
Tourbillon, maelström, vortex, écriture spiralaire, tout est bon à Rabib Daïm Rabbi pour faire feu de tout bois.
L'auteur prévient que ce récit sera complexe, trouble, aveuglant, avec ses prolepses et ses analepses, avec ses vingt histoires dans les histoires – comme autant de tiroirs - fermés et ouverts tour à tour - dans ce meuble mobile appelé roman.
Au dix-septième siècle, Scarron et Charles Sorel ont utilisé aussi ce genre de procédés, jouant dans les marges de la littérature, découvrant des espaces d'écritures nouveaux.
Habib Daïm Rabbi donne ainsi une première clé de lecture in medias res, c'est à dire dès le début du texte – sans description ni décor. Avec le modalisateur « peut-être », le narrateur met en doute la véracité des propos qui vont être tenus.
Mis en alerte, « rendu inquiet », méfiant et vigilant, comme l'exigeait Picasso d'un observateur de sa peinture – expression reprise par Rachid Boudjedra pour la lecture de ses romans – le lecteur de ce « roman » aux airs loufoques, est prévenu. L'auteur donnera même, quelques chapitres plus loin, cette injonction au lecteur :

« Encadre l’histoire part un arrière –fond historique : glisse les grèves des étudiants, fins des années soixante, les coups d’état des débuts des années soixante-dix. Les années qu'on a convenu de nommer : les années de braises et de cendre. La décadence de soixante –sept ; la première guerre du golfe, la deuxième guerre du golfe, la troisième guerre du golfe, tout en répondant correctement aux questions. Quiconque sera surpris en flagrant délit de tricherie sera exclu. Après avoir profité d’une bonne correction, qu’Allah te métamorphose en stupide !
Bel exemple d'interactivité et de provocation non gratuite qui illustre cette violence du texte.

D'autres exemples foisonnent dans le texte. Terminons donc avec cette nouvelle comédie de l'écriture qui joue sur la langue orale et sur la langue écrite.

6) De la littérature à l'oraliture

Nous savons que le conte est souvent écrit pour être lu, raconté devant un public, la halqa, au Maroc ou ailleurs. Et le conteur qui a entendu ces vingt histoires consacrées à Salam Salloumi, peut les interpréter selon son humeur, selon son public, selon son propre caractère.
La trame est là, figée dans le texte, mais une part d'improvisation, de changements de ton – selon que les spectateurs/auditeurs soient plus ou moins réceptifs – est toujours possible ; le conteur reste libre de changer une expression, un paradigme, un mot, une phrase. Il peut interagir sur son public et exercer ainsi un travail d'interactivité.
L'oraliture serait donc ce concept de « racontars » comme le pratique aussi l'écrivain norvégien Jorn Riel dans ses Racontars arctiques : « UN GROS BOBARD et autres racontars, La vierge froide et autres racontars, Un safari arctique, Un curé d'enfer », etc...(Gaïa Editions en pages roses, et aux Editions10/18 domaine étranger).
Ce roman de Habib Daïm Rabbi – composé de vingt chapitres non numérotés, de vingt versions d'une « même histoire », de vingt contes qui ne se disent pas, est un feu d'artifice littéraire. Il nous fait lever la tête, regarder plus loin que la seule littérature. Il nous entraîne loin de la doxa.
Allah devient formule d'excuse et de politesse, exutoire, palliatif, pour les fautes et abus de langage utilisés par les divers protagonistes de ce récit débridé.
L'oraliture serait donc cette manière de dire - et non plus d'écrire - cette parole libérée du cadre - strict et souvent inhibiteur - du champ littéraire.
Une comédie de l'écriture ( baptisée oraliture) met en scène et dévoie l'écriture, la renversant de son piédestal dans un fracas de rire provocateur et subversif. Comme chez Rabelais !

Oui, Habib Raim Rabbi – par la violence de son texte - est un écrivain subversif, un provocateur intelligent, un auteur dangereux pour les cuistres et les intellos de pacotille.
Son écriture reste inclassable, non étiquetable.
« Je ne suis pas un écrivain présentable », dans tous les sens du terme, semble-t-il nous dire. Cette citation de Driss Chraïbi à propos de lui-même annonce un écrivain moderne et postmoderne à la fois ; mais Habib Daïm Rabbi s'en moque, comme... de son premier grain de semoule.
***

Yann Venner, enseignant-chercheur, poète et écrivain à ses heures.
Blog http://venneryann.over-blog.fr/
Trébeurden (Bretagne), le 2 juillet 2008

venneryann@orange.fr
venneryann@hotmail.fr

1 commentaire:

Littérature Yann Venner a dit…

ce roman doit paraître en français en 2009, édité au Maroc où...? Inch'Allah !