CHAPITRE VIII
Le
petit Valentin Bugalez poursuit sa scolarité en classe de cinquième, au collège
public de Pleumeur-Bodou. Elève assidu et travailleur, il a bien sûr entendu
parler de tous ces cambriolages ; et des empoisonnements mortels à la
cigarette. Il a parlé de ces crimes avec ses parents, ses camarades d’école,
qui eux, bien souvent, mettent tout sur le dos des « bougnoules ».
Il
a fallu que Valentin argumente, leur réponde avec des mots choisis – sans
rechercher ou attiser la polémique.
-
D’abord, chez nous, on n’a pas la télé !
Donc, on ne risque pas d’être désinformé ; car ce que l’on veut bien nous
raconter à longueur de journée – comme si on avait que ça à faire, les écouter
- relève souvent d’un discours simpliste. Regardez, dans notre classe et sur la
région, on a pas mal d’élèves issus de l’émigration. Vous y voyez un problème,
vous ? Et Mustapha qui est tête de classe, c’est un terroriste ? Et
Monsieur Abdallah, notre prof de maths, vous diriez qu’il est nul ? Alors
que tout le monde le kiffe ! Vous voyez bien ! Pensez par vous-mêmes,
réfléchissez, et ne vous laisser pas influencer par les chaînes de télé
parisiennes au service du pognon !
-
Ouais, mais tu
fais de la politique à l’école et ça, y’a pas droit !
-
Si tu ne
t’occupes pas de politique, la politique, elle, va s’occuper de toi :
regarde ton papa au chômage, malheureusement, ton grand frère aussi ; et
dans nos quartiers, combien de gens criblés de dettes, qui n’arrivent plus à
payer leur loyer, leurs charges ? C’est une honte ! Il est là le
problème ! C’est pas en regardant la télé et en crachant sur les étrangers
que vous allez trouver un boulot plus tard. Soyons solidaires et bienveillants,
rendons-nous service, échangeons, ce sera déjà un début !
Certains,
dans le bus, sur la cour de récréation, pendant l’heure de cantine, se laissent
convaincre, d’autres résistent ; mais Valentin, peu à peu, creuse son
sillon comme jadis le faisaient ses ancêtres accompagnés par un vaillant cheval
de trait, le postier breton. L’éternel attelage de la culture et du travail bien
fait ; éternel attelage du progrès humain dans une nature complice. Valentin
se demande comment un adolescent peut en arriver à se radicaliser. Il en a
parlé à son père qui lui a montré sur Internet différents articles et travaux
de chercheurs. Avec patience et pédagogie, avec des mots choisis pour un jeune
adolescent, Fanch a expliqué, déplié les textes vus à l’écran, et conduit le
jeune garçon vers un questionnement approfondi. Tous deux ont ainsi pu
échanger, à plusieurs reprises sur le fait qu’on pouvait se laisser entraîner,
puis s’isoler et rendre sa famille responsable de tous les vices - pour aller
dans une direction où l’on n’est plus soi-même, où de nouveaux repères
s’installent à la place d’autres, jugés imbéciles et surtout illicites, haram.
-
Le but, Valentin, c’est de parler librement,
sans idée préconçue, de ne pas se farcir la tête d’images violentes et de jeux
de guerre. Jouer doit rester un plaisir sain, sans se trouver un ennemi réel à
détruire. Méfie-toi des infos sur le Net, des excès de discours sur tout et
n’importe quoi.
-
D’accord, papa,
mais ce monde actuel est plein de saloperies et de dangers, tu en conviens !
-
Bien sûr ! Raison
de plus pour te renseigner auprès des adultes, de façon têtue et obstinée, sans
rien lâcher, avec bienveillance. Pose-moi mille et une questions ! Sinon,
à quoi je sers, moi ?
Et,
dans un grand rire, les deux complices s’enlacent– leurs deux corps secoués par
des chatouilles qu’ils se prodiguent l’un l’autre.
Le père continue de lire, de
s’instruire, lors de ses insomnies – afin de mieux répondre à son fils
Valentin.
« Ce n’est pas une
affaire d’épaules
ni de biceps
que le fardeau du monde
Ceux qui viennent à le porter
sont souvent les plus frêles
Eux aussi sont sujets à la peur
au doute
au découragement
et en arrivent parfois à maudire
l’Idée ou le Rêve splendides
qui les ont exposés
au feu de la géhenne
Mais s’ils plient
ils ne rompent pas
et quand par malheur fréquent
on les coupe et mutile
ces roseaux humains
savent que leurs corps lardés
par la traîtrise
deviendront autant de flûtes
que des bergers de l’éveil emboucheront
pour capter
et convoyer jusqu’aux étoiles
la symphonie de la résistance »
ni de biceps
que le fardeau du monde
Ceux qui viennent à le porter
sont souvent les plus frêles
Eux aussi sont sujets à la peur
au doute
au découragement
et en arrivent parfois à maudire
l’Idée ou le Rêve splendides
qui les ont exposés
au feu de la géhenne
Mais s’ils plient
ils ne rompent pas
et quand par malheur fréquent
on les coupe et mutile
ces roseaux humains
savent que leurs corps lardés
par la traîtrise
deviendront autant de flûtes
que des bergers de l’éveil emboucheront
pour capter
et convoyer jusqu’aux étoiles
la symphonie de la résistance »
Fanch
a lu ce poème - au moins huit fois de suite. Il l’a murmuré, susurré, relu à
haute voix, jusqu’à le connaître dans ses moindres détails - des images se
superposant, sans cesse, aux mots de la tribu. Il aime beaucoup Abdellatif
Laâbi, cet auteur marocain natif de la ville de Fès, la première université
d’Afrique. Il y a quelques années, Fanch était allé écouter ce poète à Lannion
lors d’une soirée « Il fait un temps de poème », organisée en son
honneur. Depuis, notre marin contrarié consulte souvent les pages du Web, à la
recherche de nouveaux textes, de nouveaux auteurs ; le monde est vaste et
la danse des mots, autour de la poésie, infinie.
Fanch
Bugalez s’imagine la peine et la souffrance de ces écrivains, de tous ces
artistes nés en pays musulman, vivant sur le territoire français, ou européen
et ayant à subir sans cesse le regard de l’autre : regard blessant,
méfiant, haineux bien souvent. Que leur répondre à ces Français « de
souche », à ces frères humains – le plus souvent absents à toute ouverture
d’esprit ? Que leur dire ? « Non ! Je ne suis pas un
terroriste ! Oui, je suis avec vous, révolté contre la barbarie et
l’intégrisme religieux ! Non, je ne suis pas un ennemi de la France, ni un
profiteur ni un assisté ! Oui, je suis comme vous terrorisé par ces fous
de Dieu qui ne visent qu’à tout détruire autour d’eux ! »
Depuis
la vague d’attentats contre nombre de citoyens, contre des innocents anonymes,
croyants ou non, musulmans même, dans des cafés, des salles de spectacle, des
aéroports, la terreur exercée et revendiquée par Daesh et l’État Islamique
était inscrite dans toutes les têtes. Difficile pour beaucoup de gens de
distinguer, parmi « tous ces étrangers qui ont pas des têtes comme
nous », le bon grain de l’ivraie. On entendait dire :
-
I’ zonka moins picoler et séparer le bon grain
de l’ivresse ! La mauvaise graine, c’est eux, ces lepénistes peine à
jouir !
-
Nous, on les
accueille, les étrangers. Pour preuve, notre maire de Trébeurden et bien des gens ont accueilli
des migrants venus de Calais pendant quelques mois, et y’a pas eu
d’problèmes ! Pas un ! Alors que quelques mois auparavant, fallait
les voir tous ces gueulards du F.N, collés à l’église de Trébeurden – comme si
elle leur appartenait – et insultant les habitants de Trébeurden favorables aux
migrants, qui finirent par leur répondre à coups de noms d’oiseaux :
« Merlouille crapulant, barvette gicleuse, proutineau violet, lambourdeau,
carpiote stridulée, phourmi râle, spigonette éberluée. »
-
C’est tout de
même plus élégant et plus classe que de basses injures !
-
Et au moins, ça
les éduquera un peu, ces ploucs du F.N ! Ornithologues de mes deux !
Ainsi
se passait la vie chez les Bugalez, en attendant des jours meilleurs et l’arrestation
des terroristes qui empoisonnaient au sens propre et figuré le cœur de cette paisible
cité.
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